La parfaite valeur est de faire sans témoins ce qu'on serait capable de faire devant tout le monde.

François de La Rochefoucauld

Ceux qui peuvent vous faire croire en des absurdités pourront vous faire commettre des atrocités.

Voltaire

Le Devoir de Mémoire

The Duty of Memory

Chapitre 1

Le Tailleur

Beauvais, France 1994

L’homme aux cheveux blancs a les mains croisées derrière le dos et semble réfléchir. Il traverse la pièce et se dirige vers la fenêtre. Il se tient là un long moment, apparemment transporté en d’autres temps, en d’autres lieux, sa silhouette esquissée contre la faible lumière.

Il tire un mouchoir blanc immaculé de la poche de sa veste noire parfaitement taillée. Il nettoie ses lunettes puis range soigneusement son mouchoir et place ses lunettes sur son nez. Il se retourne vers l’élégante jeune femme assise de l’autre côté de la pièce.

« Êtes-vous sûr de vouloir entendre les divagations d’un vieil homme ? »

La femme acquiesce, sort un magnétophone de sa mallette et y place une cassette. « J’aimerais connaître votre expérience en tant que prisonnier de guerre au camp de Fünfeichen, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Je veux comprendre ce qui a motivé quelqu’un à risquer sa vie dans la Résistance [...] entendre de petites histoires qui définissent la vie quotidienne dans le contexte de la guerre ; pas des histoires d’espions ou de maquisards cachés dans les bois. Je veux en apprendre davantage sur les héros improbables : les bouchers, boulangers, fabricants de chandeliers... »

L’homme se racle la gorge. « Je suis heureux que vous me donniez l’occasion de vous raconter mon histoire. C’est plus important pour moi que vous ne pouvez l‘imaginer ».

La femme déplace lentement les yeux sur les vagues soignées de sa chevelure parfaitement peignée, aussi blanche que sa chemise amidonnée et impeccablement repassée. Son regard s’arrête sur ses boutons de manchette portant les bandes verticales bleues, blanches et rouges du drapeau français.

L’image du tailleur vieillissant est difficile à associer à celle d’un héros de guerre, membre important du réseau Kummel et de la Résistance française.
« Êtes-vous prêt? » demande-t-il.

« Oui. » Son stylo est posé sur un bloc-notes.

« D’accord, par où devrais-je commencer ? »

« Parlez-moi d’abord de vous. « Radziminski », ça ne sonne pas très français ? »

« En effet... Je suis né en Allemagne en 1910. Mes parents étaient originaires de Pologne. Nous avons vécu une vie meilleure dans ce pays qu’en Pologne. »

« Ah, ça explique le nom. Alors, l’Allemagne a été votre première patrie ? »

« Oui, mon père a choisi de ne pas changer de nom, il était très fier de son héritage polonais. Mon vrai prénom est Brünislaüs. Mon père, Joseph, était charpentier... oui, oui, je sais... » Il rit. « Mais ma mère n’était pas Marie. C’était Josépha, elle était couturière. Nous étions une famille de trois frères et une sœur. J’étais l’aîné. Maman nous a tous appris à coudre. »

Le tailleur cesse de parler. La femme reste immobile à attendre qu’il reprenne.

« Enfant, maman me tenait souvent sur ses genoux, et m’embrassait sur chaque joue, puis brossait les boucles de mon front. Quand je suis devenu trop grand pour monter sur ses genoux, elle me serrait contre son ample poitrine et m’embrassait sur le front. Mon beau-père, Michel, disait : « Josepha, tu le gâtes ! Il va devenir faible. » Il n’avait pas entièrement tort, mais elle n’a pas fait de moi un faible. Et le souvenir de ces baisers m’a gardé en vie quand ces malfaisants m’ont fait prisonnier à Dunkerque.

Le tailleur s'arrête. « Mais ce n'est pas l'histoire que je veux vous raconter; Je veux parler de la Résistance - pas de moi. »

"Oui, nous y viendrons." La femme acquiesce.

Bruno regarde au loin par la fenêtre. Les minutes effacent l'avenir avant qu'elle ne lui demande: «Est-ce douloureux pour vous de vous souvenir de cette période où vous étiez prisonnier de guerre?»

Il lève les yeux brièvement, sans croiser le regard de la femme. Il s'accorde un moment d'introspection. Il avait été un homme différent après que son beau-père ait trouvé du travail dans les mines de France en 1922 et avait déménagé toute sa famille d'Allemagne. Mais à présent, c’était un vieil homme fatigué, un humble tailleur qui n'a jamais voulu être autre chose que tailleur, mais qui se sent fier de ce qu'il a fait dans une vie antérieure. Il est temps pour lui de témoigner de son expérience et préserver cet héritage.

Il jette un coup d'œil à une pile de photos jaunies. "Vous ne saviez jamais si vous alliez mourir le lendemain." Il prend l'un des clichés et dit : "Quand tu t'es fait un ami, tu t'es fait un ami pour la vie."

Chapitre 2

Les Aviateurs

Creil, France 10 mai 1944

Le capitaine James « Tex » Joy regarde les villages provinciaux défiler tandis qu’ils se réveillent à 30 000 pieds en dessous. Les vaches et les moutons paissent dans les champs, inconscients du ronronnement des trente-six B-26 Marauders appartenant au 585th Bomb Squadron de la 9th Air Force – les « Bridge Busters » progressant vers la gare de Creil. Survolant les villages dans la lumière du matin, il est presque possible d’oublier qu’une guerre se déroule en bas.

Presque.

Avant l’aube, ils avaient traversé la Manche depuis l’Essex, en Angleterre, en six groupes de six appareils transportant soixante-huit tonnes de bombes se dirigeant vers leur cible à cinquante kilomètres au nord de Paris.

Un train roule le long de la voie ferrée, avançant sereinement dans un nuage de vapeur vers la gare. La locomotive dans la lueur du soleil envoie des éclats lumineux dans les yeux alertes du capitaine Joy. Il semble très petit de cette altitude — un train de jouets — rempli de gens-jouets.

Les Maraudeurs ont traversé des nuages blancs.

Tex signale à son copilote de prendre la relève. Le lieutenant  « Johnny » Johnson hoche la tête et lève le pouce. Le pilote se penche vers l’arrière et retire ses gants de soie; il remue ses doigts en essayant de se débarrasser d’une désagréable sensation. Ses mains sont toujours moites dans ces gants. Il prend dans la poche de sa combinaison de vol un paquet de Lucky, en allume une et l’offre à Johnny. Johnny la prend puis Tex en allume une autre pour lui.


§

Le train s’arrête dans la gare.

Jean-Luc balance ses jambes sur le siège en bois du train. Il baisse le regard. Ses chaussures éraflées sont trop serrées pour ses pieds qui ont grandi, sauf que maman ne peut pas se permettre d’en acheter de nouvelles au marché noir. Maman a fait de son mieux pour apporter un éclat au cuir usé.


Il préférerait être en chaussettes même s’il doit porter ses meilleurs vêtements car à la prochaine gare, à Clermont, Grand-mère l’attendra pour le couvrir de baisers .

Maman glisse sa main dans un petit panier et sort un petit morceau de fromage et un tout petit peu de pain — tout ce qui reste de leurs rations. Maman sait toujours quand il a faim.

Jean-Luc tend sa petite main pour recevoir le pain.

§

Vers 10 h 30, Bill, le navigateur principal de la formation, se concentre sur lui-même. Il voit la ville scintiller dans la lumière du matin. Bill n’est pas un membre habituel de cet équipage, il remplace Tony. Tony est cloué au sol à cause de la grippe, mais Tex est heureux d’avoir Bill avec lui. C’est l’un des meilleurs opérateurs-bombardiers.

L’interphone grésille. « Capitaine, je vois notre cible. »

Tex reprend les commandes de l’avion. « Peux-tu la viser ? »

« Si tu vires de 20 degrés vers la droite, je peux. »

Tex respire et regarde Johnny. Il se concentre sur leur mission, pas sur le train chargé de civils innocents. La mission : anéantir le dépôt de locomotives, la gare de triage et la rotonde.

« Belle journée pour détruire une gare. Bombes larguées! »

C’est tout à fait impersonnel...

Alors qu’ils approchent de la cible, Bill lâche sa cargaison et les autres bombardiers de la formation larguent leurs bombes à son signal.

Les portes des soutes s’ouvrent et près de 62 tonnes de bombes tombent par vagues successives.

L’appareil s’allège.

« Allez, les gars... » Bill observe la fumée noire qui s’élève suite aux impacts.

Tex entend son opérateur radio, « Handy » hurle à la radio « SOOO-o-oeyyy! »

Tex sourit à Johnny. « Quel fou ».

Le pilote incline l’avion pour retourner vers la base.

§

Jean-Luc n’a jamais goûté le pain. Il n’a jamais ressenti les baisers de sa grand-mère.

C’est tout à fait impersonnel — jusqu’à ce que cela devienne personnel.

Chapitre 3

Le Tailleur

Beauvais, France 1994

Bruno frotte son doigt sur la photo décolorée tenue dans sa main, sourit et répète : « Quand on se fait un ami, on se fait un ami pour la vie. » D’une voix basse, il dit : « Ce n’est pas la photo que je cherche. » Il continue de la tenir dans sa main tandis qu’il se lève et se dirige vers une table près de la fenêtre.

La jeune fille le regarde en silence pendant qu’il traverse la pièce.

C’est encore le début d’après-midi et la lumière du soleil decline à travers les fenêtres en un long rayon de clarté au-delà despar les rideaux de dentelle. « La photo que je veux a été prise à Paris en 1952 lorsque l’un des aviateurs américains que nous avons aidé est venu nous rendre visite. » Il soulève le couvercle du carton qu’il a placé sur la table, et mélange les souvenirs et les papiers jaunis, créant une pile nette à côté de la boîte. Il sort une boîte à biscuits et trie les photos de couleur sépia.

« Ah, la voilà. » Sa main ferme tient la photo; un groupe de gens souriants rassemblés autour d’une table dans ce qui semble être un restaurant. Sa voix se fait entendre. « Voici Louis Watts et nous. Louis est resté dans l’Air Force après la guerre; il servait au Maroc français lorsqu’il est venu pour cette visite. » La voix du tailleur devient une monotone nostalgie. « Nous avons échangé des lettres jusqu’à sa mort il y a dix ans. » « Quelques années après cette photo, en 1959, je crois, il a été envoyé en Allemagne pendant trois ans. Nous nous sommes rendus visite plusieurs fois pendant cette période. Mes fils et ses enfants ont joué ensemble. Nous les envoyions dehors... et il n’y avait aucun problème que le miens ne parlent pas anglais et que les siens ne parlent pas français... les enfants ont un moyen de surmonter ces problèmes. »

L’intervieweur ramène doucement Bruno au sujet.

« Donc, pendant votre séjour au sein du réseau Kummel, vous aidiez des aviateurs alliés? »

Bruno hoche la tête. Il lui offre un sourire rassurant. « Oui, oui. La mission était de récupérer les aviateurs abattus et de les renvoyer en Angleterre. Ici, tout le monde sur cette photo faisait partie du réseau. » Il pointe un à un les visages souriant face à la caméra l’appareil-photo. . « Madame Walker, c’était une Anglaise qui vivait à Paris. J’imagine qu’elle ne sait même pas pour combien d’aviateurs elle a hébergé. Plus tard, je raconterai son histoire. » Les larmes s’accumulent alors qu’il pointe et nomme chacun d’eux. « Jean, Henri, René... » Les rides de son front se creusent. « Mais je pense que vous ne voulez pas regarder de vieilles photos. » Il rit avec une autodérision discernable. « Comme je le disais, nous avons recueilli des aviateurs abattus; nous étions un groupe d’environ 130 agents. Nous avons aidé à leur trouver un abri et des vêtements civils... American—English—Australian... et des faux papiers d’identité. »

À cela il se tait ; elle attend un moment, puis demande : « Comment se fait-il que vous, né en Allemagne, fils d’un soldat allemand tué à Verdun, comment se fait-il que vous soyez devenu membrede la ligne d’évasion Kummel ? »

Son visage devint pensif. « Peut-être, commença-t-il, « je vais d’abord vous parler du réseau. Kummel qui faisait partie du réseau d’évasion « Bourgogne ». Nous avons travaillé dans la région au nord de Paris. » Il ajouta : « Kummel n’a vu le jour qu’en février 1944. Bien sûr, à cette époque, la guerre avait duré quatre ans, et La France Libre, le gouvernement français libre était bien établi à Londres. Cette ligne, qui faisait partie des services de renseignement français, était en étroite liaison avec le MI9, un service de renseignement britannique hautement organisé.

A l’origine, le but était de récupérer les aviateurs alliés trouvés au nord de Paris. Kummel les livrait à Paris, entre les mains de Madame Walker et d’autres. Finalement, Bourgogne les évacueait à travers les Pyrénées vers l’Espagne. C’était une traversée dangereuse. Des guides, surtout de jeunes femmes, emmenaient les aviateurs à pied et en train à travers les montagnes. A San Sebastian, les guides livraient l’aviateur aux services britanniques et les emmenaient à l’ambassade britannique de Madrid pour assurer leur rapatriement en Grande-Bretagne. Mais après le 6 juin, le jour J’ il est devint trop dangereux de rejoindre l’Espagne en train. Notre objectif était alors de garder les aviateurs évadés cachés dans des refuges, sans évacuation vers l’Espagne, jusqu’au jour de la libération du nord de la France. »

La jeune femme lève les yeux pour rencontrer les siens. « Donc, si je me souviens bien, Paris est tombé sous la coupe de l’ Allemagne nazie le 14 juin 1940, un mois après que la Wehrmacht ait attaqué France. » Elle y réfléchit un instant. «Le Débarquement en Normandie a eu lieu le 6 juin 1944. »

Le regard de Bruno se laisse emporter au-delà de la fenêtre ouverte. « Oui, cela est arrivé quatre ans, presque jour pour jour, après l’invasion des Allemands. » Il hoche la tête. « Les troupes alliées d’alors, avec l’aide de la Résistance française, ont libéré Paris le 25 août 1944 et, le lendemain, Charles de Gaulle a mené une joyeuse marche sur les Champs-Élysées. La France appartenait de nouveau au peuple français ».

« Pendant ces trois mois, de juin à août, combien d’aviateurs alliés avez-vous hébergé? »

« Je n’en suis pas sûr. Mais dans les six mois entre le moment où Patrick Hovelacque a organisé Kummel et le jour où Paris a été libéré, il y en avait environ 70, je crois. » Il sourit en toute conscience. « Pour moi, personnellement, une vingtaine, peut-être quelques-uns de plus. » Il réfléchit un instant. « Louis Watts, sur la photo que je vous ai montrée, il était l’un de ceux que nous ne pouvions pas emmener en Espagne ».

Chapitre 4

Les Aviateurs

Creil, France 10 mai 1944

Tout cela, le largage des bombes, les battements, les battements, les battements de son cœur qui s’accélère, les membres qui tremblent, la respiration les pupilles et le cerveau tout cela s’arrête, et pour une raison quelconque, Tex se sent soudain presque insupportablement seul. Il commence à tout remettre en question dans sa vie. Il s’y est habitué. C’est une condition temporaire. Après trente-trois missions, une aventure s’estompe pour une autre.

Tout cela, le largage des bombes, les battements, les battements, les battements de son cœur qui s’accélère, les membres qui tremblent, la respiration haletante, les pupilles agrandies et le cerveau en ébullition— tout cela s’arrête, et pour une raison quelconque, Tex se sent soudain presque insupportablement seul. Il commence à tout remettre en question dans sa vie. Il s’y est habitué. C’est une condition temporaire. Après trente-trois missions, une aventure s’estompe pour une autre.

Il retire l’emballage d’une barre chocolatée. Le chocolat disparaît entre des rangées de dents blanches, mais gelé en raison de la température du cockpit, le bonbon s’échappe à la première bouchée avide. Alors que ses lèvres se referment sur la seconde tentative, ses dents le mordent. Il fait une pause, savoure la saveur et se souvient de leur petit-déjeuner avant l’aube — cela fait presque huit heures que l’équipage l’a terminé — des œufs frais, pas les œufs en poudre habituels, des piles de bacon et des tas de pain grillé beurré. Le dernier repas d’un condamné ?

Avant de retenir son souffle tandis que le B-26 décollait de l’extrémité d’une piste assombrie en Angleterre et qu’il  rentrait le train d’atterrissage et les volets pour percer les nuages en route vers la gare de France, il mit de l’ordre dans ses affaires — il écrivit une lettre à sa femme : emballa son sac B4 avec son équipement et laissa un peu d’argent dans une enveloppe avec une note disant qu’il avait un uniforme prêt à être récupérer chez le tailleur.  Il vécut ce rituel avant sa première mission — de peur de ne pas revenir — puis, pour les trente-deux fois suivantes, c’était par superstition, par chance, peu importe comment vous voulez l’appeler, c’était juste quelque chose qu’il devait faire.

Après que les portes de la soute à bombes se soient ouvertes et que des tonnes de bombes aient été larguées sur la gare, achevant la mission de frapper les installations ferroviaires en appui au Débarquement imminent en Normandie, il a incliné l’avion pour ramener la formation à sa base d’origine. Encore quelques heures et ses hommes et les équipages des autres B-26 Marauders auront un repas chaud et iront dans leurs baraquements pour un repos bien mérité. Il est fatigué. Il faut de la force pour piloter une formation de B-26.

Johnny regarde devant lui en silence, observant de temps en temps le pilote, mais la plupart du temps, il détourne le regard. Il a souvent vu cette contemplation silencieuse du capitaine, mais il est impossible de dire s’il est simplement fatigué ou s’il éprouve des remords... ou autre chose? Les propres pensées et les émotions de Johnny étaient éparpillées dans la confusion — les idées tournaient en rond continuellement — serpentant, courant ensemble puis tourbillonnant à part. Il réfléchit à la rapidité surprenante avec laquelle il s’est habitué à l’horreur de larguer des bombes sur des innocents. Il sait que c’est un outil de survie — une nécessité. Mais ce qui l’horrifie, ce n’est pas tant l’acte lui-même, qu’il a cessé d’horrifier... il est devenu si facilement indifférent à ce qui devrait le révulser...

Sa tête se tourne vers la gauche. En-dessous, le sifflement et les explosions des  éclats d’obus blancs et brûlants hurlent. Coups! Bruit sourd. L’avion bascule brusquement. L’odeur nauséabonde des éclats de Flak  remplit ses narines.

Tex regarde par la vitre latérale, voit des tirs anti-aériens depuis le sol. « Ces fils de pute essaient de nous tuer, Johnny. » Un autre nuage d’explosion assourdissante de la Flak écarte l’avion de la formation en faisant tourner les commandes des mains du pilote. Le moteur tribord s’embrase; des flammes orange le dévorent, de la fumée bleue- noire  s’en échappe. Ses yeux parcourent les indicateurs de  vitesse anémométrique à l’altimètre; dans ses mains, les commandes deviennent molles L’aiguille du radio-compas tourne.

A l’arrière Handy crie : « Problème, capitaine, nous avons perdu le contact radio et le système d’interphone est en panne. » Les mots lui ont terriblement percé les oreilles.

L’avion perd de l’altitude. Tex tente avec effort d’ apercevoir les trente-cinq autres avions de la formation de combat. Ils s’estompent de plus en plus dans un flou coloré derrière les nuages.  De la fumée apparait derrière l’avion  tandis qu’il plonge graduellement jusqu’à ce qu’ils soient seuls dans le ciel. Ils n’ont aucune chance de retourner en Angleterre dans. cet avion endommagé.

Le Martin B-26 Marauder est l’un des appareils où il est des plus difficiles et des plus dangereux d’évacuer, mais à 8000 pieds les six aviateurs n’ont d’autre choix que de quitter l’avion.

« Allez », Tex crie à Johnny : « Que Dieu nous vienne en aide pour sortir de là. Avec de la chance, nous y arriverons. »

Il hurle dans l’interphone inopérant. Sautez ! Sautez !»

Johnny a actionné l’alarme.

Les hommes se préparent à  évacuer, chacun utilisant la procédure dans son esprit.  Aucun entrainement ne peut vous préparer à la réalité.  
Handy tâtonne pour trouver son kit d’évasion. Vérifie la présence de son alliance à la main gauche Ses plaques d’identification sont froides contre sa peau. Il accroche le parachute sur son harnais et se dirige vers la soute à bombes.

L’avion veut passer sur le dos, mais Tex tente de le maintenir tant  qu’il peut afin d’éviter de toucher l’équipage lorsqu’il évacue. Il signale que tout va bien et Handy saute.

Handy commence à compter avant de tirer la poignée d’ouverture. Combien? Sa mémoire se vide. Trois? Cinq? Dix? S’il sort de l’avion avant de tirer la poignée d’ouverture ça devrait aller. Il  fait une prière, tire l’anneau, s’aperçoit alors que des petits sons flottants atteignent ses oreilles et qu’une rondeur bombée forme un voile de soie blanc au-dessus de sa tête. Il dérive vers le sol. Un sentiment d’exaltation le domine — il a survécu à ce moment. Le monde devient parfaitement silencieux, un vol d’oiseaux traverse le ciel, et dans cette paix extraordinaire, le bruit de l’appareil endommagé s’estompe parmi les oiseaux.

Johnny grimpe dans la soute et fait un signe de la tête à Tex avant de disparaitre. Le reste de l’équipage évacue l’appareil selon les ordres spécifiés.   

Resté seul à l’intérieur de l’avion, Tex attache son parachute et lutte pour s’extraire de son siège. Il a du mal à faire passer sa jambe par-dessus le manche. Il tend une de ses mains libres pour tenter désespérément de dégager sa jambe, tout en essayant de garder l’avion stable. En une fraction de seconde, le pare-brise en plexiglas se brise dans un bruit perçant. De grands morceaux passent en sifflant et effleurent son visage. Il ressent un coup mais ne s’inquiète pas beaucoup du sang gelé sur son visage. Dans une excessive poussée d’adrénaline, il libère sa jambe alors tandis que du liquide hydraulique gicle sur le poste de pilotage. Traînant la jambe, il parvient à atteindre la soute à bombes et plonge par l’ouverture.

En descendant, il sent les sangles du harnais mordre sa chair. En dessous, se dirigeant vers le nord, un panache de fumée jaillissant de l’aile, l’avion n’est plus qu’une silhouette noire descendant vers les nuages.

Le pilote tend son cou d’un côté à de l’autre à la recherche de parachutes Aucun en vue. Transpirant, la bouche sèche, proche de la panique, il tourne et virevolte jusqu’à ce qu’il en compte finalement trois. Où sont les deux autres? La folle confusion s’estompe et est suivie d’un moment d’euphorie alors qu’il repère tous les parachutes suspendus dans le ciel.

Il pense à cette barre chocolatée à moitié mangée, à l’uniforme qu’il ne portera jamais, à sa femme au Texas, puis regarde droit vers la Terre. Le reflet vert d’un bosquet d’arbres, très beau. Les feuilles sont vivantes; les arbres sont vivants; ses hommes sont vivants. Les images deviennent plus claires à mesure que le sol se rapproche. Il vérifie le terrain. Un agriculteur travaille son champ avec un outil tiré par un cheval. Un homme, se tenant à côté d’une bicyclette, regarde les cibles faciles se balançant sans défense de leurs parachutes blancs.

Laissé seul, le B-26 perd de l’altitude en un grand cercle, creuse un sillon dans un champ de trèfle près du petit village de Léglantiers, et explose après avoir heurté le sol.


Chapitre 5

Le Tailleur

Beauvais, France 1994



L’intervieweuse lève sa plume sur ses lèvres et tapote doucement. « Votre père était un soldat allemand tué au combat, mais vous étiez de l’autre côté, dans l’armée française à Dunkerque ? Peut-être pourriez-vous m’en dire un peu plus à ce sujet. » Elle le regarde de travers, assez longtemps pour qu’il se rende compte que d’autres explications sont nécessaires.

Il donne un rire presque apologétique, doux et court, « Oui, je suppose que cela semble étrange. » A cela, il est silencieux alors qu’il prépare un tuyau signalant cela pourrait être une longue histoire. Il allume la pipe et souffle un nuage de fumée blanche. « C’est comme cela », dit-il en jetant un coup d’œil dans sa direction. « Ce fut un voyage charnière, un voyage fatidique. Il semble que ce fut pendant plusieurs siècles. Pourtant, je m’en souviens comme hier...

C’était au printemps 1916. Notre famille vivait dans un village près de Dortmund, dans le nord-ouest de l’Allemagne. Je venais d’avoir six ans quand ma mère a appris que mon père, Joseph, un soldat de l’armée impériale allemande, avait été tué à Verdun.

Je ne me rendais pas compte de ce qui se passait à l’époque. Cela n’avait aucun sens pour moi. Je n’avais que de petits éclats de souvenirs éphémères de lui. Pour moi, il n’était guère plus qu’un étranger sans visage. Pour mes jeunes frères, il était encore moins. Ma soeur n’était pas encore née; elle était l’enfant de Michel, mon beau-père.

Comme on ne me disait rien, je me suis posé la question. À l’époque, on ne parlait pas aux enfants des choses qui préoccupaient les adultes.

La scène de ce jour-là, le souvenir que j’ai en tête, c’est ma mère et ma tante Sophie. Je me souviens que ma mère a posé son fer pour laisser tante Sophie entrer dans la maison. Je me souviens de tante Sophie qui préparait le dîner pour nous et des mouches qui bourdonnaient autour de la table.

Ce n’est que bien des années plus tard que j’ai réalisé que c’était le jour où maman a appris la nouvelle de mon père. Ce jour-là, elle commença à porter ses robes de gingham noir, très amidonnées et raides.

Maman était une veuve de 27 ans avec trois jeunes enfants. Les conventions en ce temps-là pour les veuves étaient de porter des vêtements de deuil et de respecter une longue période de deuil; il était mal vu pour eux de se remarier trop tôt.

Étant polonaise — pas citoyenne allemande, elle n’était pas admissible à une pension de veuve. Elle avait besoin d’un moyen de gérer avec un ménage sans homme et d’apprendre à soutenir la famille. Elle avait un talent avec un fil et une aiguille. Cousue magnifiquement, un art que son éducation de couvent tôt lui avait enseigné. Ainsi, elle a cousu.

Au début, il n’y avait que des vêtements pour bébés et des robes pour enfants. Sur les robes de nuit minuscules ou des bavoirs minuscules, elle ajouterait les broderies les plus élégantes ou des garnitures de dentelle. Peu de temps après, elle acquit une réputation de couturière fine et commença à s’intéresser à la couture pour les femmes aisées de la ville. Ils lui apportaient des soies et des draps qu’ils avaient cachés — des tissus qui n’étaient pas disponibles pendant la guerre. Comme son entreprise a grandi tables ont été empilés avec des piles ordonnées de toutes sortes de vêtements. Après un certain temps, elle avait assez d’argent pour acheter une machine à coudre. C’était un travail de bûcheron, mais son pied marchait facilement.

Je me souviens d’avoir vu ses mains travailler. Jamais il n’y a eu de mains aussi exquises que les siennes — rugueuses et cicatrisées comme elles l’étaient. J’ai regardé, fasciné quand elle a enfilé son aiguille le tenant jusqu’à la lumière et plissant les yeux dessus ; ou quand elle a ajusté son dé à coudre à son majeur effilé. Avec un mélange de curiosité aux yeux larges et d’intérêt pur, j’ai étudié son aiguille, tirant le fil en douceur à une pause douce tenant ensemble les plis des soies délicates. J’ai pris plaisir à la voir ses doigts pointus et forts pincer et enfoncer un beau morceau de lin étalé sur ses genoux ; son aiguille clignote ; s’arrêtant pour tapoter une couture ici, pour courir un œil calculateur le long d’un ourlet ou d’un volant. Quand elle cousait, calme, calme, calme descendait sur elle. À la fin de chaque journée, elle pliait sa couture, plaçant dé à coudre, ciseaux, et fil tous soigneusement ensemble dans un rouleau, qu’elle épinglait solidement.

Secrètement, j’ai regardé et examiné, et j’ai appris.

J’imaginais à quel point elle serait heureuse si je pouvais apprendre à coudre avec son talent. Je me suis dit que je voulais aider à soutenir la famille pour que maman n’ait pas à travailler si dur. Mais peut-être que je voulais faire un peu de jubilation, montrer à mes frères à quel point j’étais adulte; vouloir voir leurs visages jaloux comme elle m’a douché de baisers reconnaissants...mais je ne l’ai pas admis à moi-même.

Le jour où j’étais fièrement prête à montrer ce que j’avais appris — j’avais peut-être huit ans —, maman était occupée à la machine à coudre, remplissant la pièce d’un sifflement retentissant.

J’ai pris un morceau de flanelle blanche et je l’ai lissé sur la table de coupe.

Maman se retourna pour prendre ses ciseaux de la table.

A travers mes cils, je la voyais me regarder. Elle posa ses ciseaux; il n’y avait aucun signe de sourire sur son visage, et il n’y avait pas non plus le scintillement aimable d’amusement à être vu dans ses yeux — ce scintillement que j’avais appris à chercher. Mais j’ai continué sereinement à couper, à couper et à épingler. Elle a continué à regarder en désapprobation pendant que j’expérimentais avec des bouts de tissu, et des épingles, et de la craie, et des ciseaux. Enfin, je ne pouvais plus supporter son silence.

« Je vais vous aider à travailler », ai-je dit, « Je suis l’homme de la maison. Je vais aider à soutenir la famille. »

Comme je regardais loin de mon aiguille et du fil, il m’a piqué. Je n’ai pas senti la petite blessure au début, alors j’ai tiré l’aiguille à travers le tissu; le fil suivi, et je l’ai tiré à pleine longueur. Mon mouvement rapide avait attiré l’aiguille pointue à travers le bout charnu de mon doigt. J’ai hurlé et desserré ma poignée sur le morceau de flanelle.

Maman a pris ma main et a délicatement enlevé le fil, puis s’est penché et a pris mon visage entre ses mains m’a embrassé sur le front, tandis que les blessures de l’aiguille du couturier saignaient encore sur la flanelle.

« Je dois dire que vous avez tout gâché », remarque-t-elle en regardant la flanelle. « Je crains qu’il y ait du sang dessus. »

« Le sang… » je l’ai répété.

« Du sang… » Son soupir était tendre. Elle plia les mains doucement sur son genou, attendant.

Je n’ai rien dit et j’ai refusé de pleurer.

Elle jeta un coup d’œil vers le bout de tissu sur la table. « Mettez cela dans le bac à chiffons », dit-elle sévèrement, mais ne put cacher un mince sourire.

« Si tu veux apprendre à coudre, je t’apprendrai de la bonne manière. »

J’ai appris à coudre et je suis devenue son apprentie.

Au début, on ne me faisait confiance que pour coudre des boutons et des ourlets, mais avant longtemps, j’étais assez habile pour avoir confiance en des ciseaux et des aiguilles. J’étais fier de mon habileté; de la manière soignée, je pouvais plier et adapter des motifs au tissu avec le moins de gaspillage possible de matériaux. J’ai adoré la sensation des soies sous mes doigts alors que nous travaillions côte à côte à la longue table. Un peu de mouvement, un peu de bruissement, un peu de tapotement de ses ciseaux sur la table où elle s’asseyait à coudre, sa tête sombre, penchée sur un morceau de couture dans sa main. Elle levait les yeux, se dégourdissait le dos et me faisait un sourire.

Dans son portefeuille, elle avait toujours une somme bien rangée.

Parfois, je la sens ici, dans cette pièce, j’entends le bruit de la vieille machine à coudre, ou je la vois assise dans une de ces chaises profondes, la lampe qui brille sur son épaule et un peu de couture dans sa main, si près qu’elle pourrait toucher ma joue avec ses doigts. »

6 Chapitre

Le Lapin Blanc

Oroër, France 1938


« Vous êtes fou! Laissez-moi vous demander quelque chose, mon fils, comment voulez-vous que je gère cette ferme et la distillerie sans vous? » Phillipe Leblanc agite une feuille de papier froissée dans les airs et frappe la table du poing. Il secoue les jointures en l’air. « Vous êtes FOU, dis-je! » Son beau profil est silhouetté contre la lumière; il est maigre et en forme et se tient droit. Ses cheveux prématurément grisonnants sont peignés en arrière droit de son front et de lourdes lignes regardent les bords d’une petite moustache. Un pli profond apparaît entre ses sourcils, mais sinon son visage est lisse et sans tache.

Le plus jeune jette sa tête, regardant vers le haut comme s’il cherchait l’aide de Dieu. Il a la même attitude, le même beau regard que son père, mais dans son expression, il y a une différence. Ses lèvres sont constamment comprimées dans un froncement de sourcil absent du visage du père. La fraîcheur boyish est parti de son teint et sa bouche a réglé dans des lignes de mécontentement sullen.

Il cache ses yeux tristes sous les paupières abaissées défensivement. « Peut-être que JE SUIS fou! » il pleure, sa voix de dix-huit ans rompt avec le souffle de la virilité nouvellement trouvée qui éclate pour sortir. « Peut-être que oui, j’ai travaillé dur à vos côtés pendant la plus grande partie de ma vie… et qu’avons-nous à montrer pour cela? Rien que la promesse d’une tombe précoce. Il suffit de signer le document, papa. J’ai pris ma décision. »

Philippe se tient un instant sans parler; les yeux se rétrécissent à deux fentes, les joues écarlates, le poing serré. Il regarde les papiers d’enrôlement, les jette sur la table, puis regarde ailleurs, vers la terre, maintenant nue après la moisson. Son visage demeure grave et posé alors qu’il tend le bras et pointe vers le champ. « Voyez ces acres vides? Il faut les labourer, les planter, les entretenir et les récolter à nouveau, et il faut cueillir des pommes et des poires. » Il fait rire sans rire et avec dérision. « Oui, vous travaillez comme un esclave préparant le sol et semant des graines ; mais le jour où vous devriez récolter la moisson, vous êtes à bord d’avions. » Il passe une main sur ses cheveux et se retourne avec une grimace. « Ces leçons de vol, c’était une erreur. Vous avez un certificat d’Aviation Populaire disant que vous êtes pilote et que vous êtes maintenant trop important pour travailler la terre, pour rester dans notre petit village et pour aider la famille? Vous voulez que je signe un papier, pour vous laisser rejoindre l’armée ? Jeune imbécile ! Pensez-vous que vous pouvez vous joindre à l’armée et que le général vous laissera revenir pour aider à planter au printemps? Non, bien sûr que non! »

Julian grimace alors que son père frappe une deuxième fois sa main meurtrie contre la table. Ses yeux se déplacent dans le coin de la cuisine. Une petite figure s’accroupit là, écoutant sa sœur de douze ans, Pauline. Ne faisant aucun bruit, elle le regarde, ses yeux lumineux brillent. Un petit terrier bronzé et blanc s’accroupit contre sa jambe, sa tête reposant sur son genou, ses yeux éveillés.

Anne, habituée à se retrouver dans le rôle de gardienne de la paix entre son mari à la tête forte et son fils fougueux, retire ses mains de l’eau de vaisselle et les sèche sur une serviette. Elle voit sur le visage de son fils un regard, tenace comme un chat concentré prêt à bondir; elle sait trop bien que ce regard signifie des ennuis. Alors qu’elle s’installe sur une chaise, elle s’arrête pour lisser les tresses de Pauline.

Elle écoute l’émotion primaire dans leurs voix que les deux hommes se disputent, sachant que leur fierté rustique têtue se traduira par une impasse, Cela à la fois la colère et l’amuse. Les interrompre maintenant avant que leurs passions éveillées se soient dissipées serait futile, alors elle attend patiemment, pour que le calme vienne, ses doigts tapant le bras de sa chaise. Qu’ils s’usent les uns les autres. Avec la sagesse d’une mère, elle sait que sa tâche sera plus facile face à une opposition affaiblie.

Elle craignait que ce jour ne vienne avant même que la notion de départ ne commence à ronger le mécontentement de son jeune fils. Elle a vu son agitation grandir un peu plus profond chaque année. Ses escapades occasionnelles à la recherche d’aventure dans la ville voisine de Beauvais n’ont plus assez d’amusement pour le satisfaire. Elle sait tout cela au sujet de son fils. Les quatre cents habitants d’Oroër le savent. C’est le problème avec les petits villages, votre vie est si intimement tissée avec celle de votre voisin ; mais il y a quelque chose au sujet d’un village qui essaie de vous tenir. Elle vous séduit par sa simple existence — si sûre, si saine, si sûre. Anne sait que ces tentations ne retiendront plus son fils. Ce sont les choses qu’il veut échapper. Il ne se contenterait jamais de vivre dans leur village au milieu de nulle part ; son agitation, ses pulsions de trouver l’aventure dans des endroits inconnus l’attirent. Sachant tout le temps que tôt ou tard elle devrait laisser Julian partir, elle s’est préparée.

Phillipe lui met la main dans le poing. « Vous avez un bon emploi. Pourquoi le laisseriez-vous? »

C’est vrai, le garçon aime son travail, le sait bien, il ne se soucie même pas de la corvée de travailler dans le garage automobile. Presque jamais séparé d’une clé à molette ou d’une pince, il tourne toujours un écrou ou un boulon dans ses doigts crasseux et est rarement vu sans beaucoup de graisse sous ses ongles et, généralement, une tache de noir sous un de ses yeux bleus transparents, ou un balayage sur une joue. Il ne peut pas passer une journée avec une machine sans faire quelque chose pour l’accélérer, ou pour l’améliorer. Il semble instinctivement savoir comment fonctionnent les moteurs.

À partir du moment où il était enfant, rien de mécanique n’était à l’abri de ses doigts d’investigation. Il a démonté son premier jouet mécanique, pièce par pièce. "Déchirer votre nouveau jouet? Attendez jusqu’à ce que papa rentre à la maison!" Maman avait dit, lui donnant un swat léger et aller sur son ménage.

Entouré par l’épave du jouet, Julian semblait indifférent.

Plus tard, Ann avait trouvé le garçon avec l’étain peint en rouge dans sa main, comme neuf; il l’avait simplement démonté afin de le remettre ensemble, et il avait été trop absorbé pour s’arrêter assez longtemps pour le dire à sa mère.

« Ne voyez-vous pas, papa? Il n’y a rien de magnifique à travailler dans un garage, même si c’est le garage le mieux payé de la ville. » Il jette un coup d’œil rapide vers sa mère pour lui donner de la force. Il sait qu’elle pense qu’il a été fait pour des choses meilleures. « Ce n’est pas mon aspiration. »

Une expression dérisoire traverse le visage de Philippe : « Vous marchez sur une terre solide, mais votre tête atteint les nuages. »

« Non, papa, c’est toi qui as la tête dans les nuages. Une autre guerre s’en vient. Il est clair que la France sera impliquée; la France est toujours impliquée dans la guerre.

Julian avait grandi dans une France victorieuse mais meurtrie pendant l’intervalle nuageux pendant lequel la Grande Guerre n’était pas tout à fait oubliée et la suivante pas encore craint. La pensée du temps de guerre l’a excité. Son père a été décoré de la croix de guerre et cité pour bravoure sous les tirs pendant la Grande Guerre.

« Vous avez fait votre guerre; il sera bientôt temps pour moi de combattre la mienne. »

« Oui, j’ai combattu le mien. C’est comme ça que je sais... » Il regarde vers le bas, en tordant les doigts d’une main dans les doigts de l’autre. « Il n’y a pas de mystique pour les jeunes hommes qui risquent la mort. »

Le regard noir sur son visage devenant plus noir, Philippe se tourne vers sa femme. « Pensez-vous que cela apporte du plaisir à votre maman, de vous entendre parler d’aller à la guerre? Ce n’est pas suffisant, les choses que vous faites pour briser le cœur de votre maman? Pensez-vous que votre maman et papa n’ont aucune compréhension, n’ont pas vu la mort abondamment, vu les difficultés, et connu la faim. Juste vous écoutez! À cause de la guerre, je n’avais pas d’autre choix que de la laisser seule ici. Elle a dû vous mettre au monde, notre enfant, pendant que je me remettais de mes blessures dans un hôpital militaire... et pas pour la première fois. Maintenant, vous voulez qu’elle regarde son bébé grandir pour être tué dans une guerre? »

Il se lève de sa chaise et se tient debout sur le bord de la table. « La guerre change beaucoup de choses. C’est une entreprise terriblement déchirante. Ça m’a changé. Ça marque l’âme, ça endommage le cœur. Les balles, les obus et les bombes, du matin au soir et du crépuscule à l’aube, font des ravages jour après jour. Peu à peu, vous oubliez que vous avez connu la sécurité de la vie civile. Ne vous trompez pas. Votre chair vivra peut-être, mais votre âme mourra, la passion de votre jeunesse disparaîtra pour toujours... »

Julian baisse la tête pour ne pas avoir à regarder dans les yeux de sa mère. Il reste très immobile pendant une longue minute, regardant ses mains pliées devant lui, écoutant la rage de son père. Il ne ressent pas le moindre désir de blesser ses parents. Il désire seulement être hors de la maison et hors de la vue du village étouffant.

« Eh bien, si vous n’aimez pas la façon dont nous vivons, » raconte Phillipe Snarls « si vous n’aimez pas ça, peut-être que vous devriez sortir, h’m? Pourquoi ne sortez-vous pas ? »

"Pourquoi, merci. Je suppose que je le ferai."

Phillipe tend la main et gifle son fils sur le visage. Le bruit craque comme un fouet dans la chambre immobile et soudain sa rage est partie, et il s’écrase dans la chaise par la table, sa voix épuisée, son menton reposant sur sa poitrine, regardant lamentablement vers le bas au motif du tapis.

La marque rouge de la main de son père montrant clairement sur la joue blanche fraîche de Julian, il soulève sa chaise par le dos et la claque avec un coup qui la brise presque.

La colère grossière de son visage s’estompe à une pâleur lugubre. « Donnez-moi le papier; je signerai votre condamnation à mort. »

Julian sort de la pièce avec le plus de dignité possible et frappe la lourde porte derrière lui.

Pauline, toujours assise à sa place sur le sol, enterre sa tête dans ses bras.

Marie se lève de sa chaise et saisit la main de son mari.

« Je suis désolé », dit-il simplement, « vraiment désolé ».

« Il est un peu impulsif ». Elle a souri, sciemment dans les yeux de son mari.

« Ne vous inquiétez pas », murmure-t-elle entre ses baisers au front : « Votre fils a bon cœur, il ne restera pas en colère longtemps. »

7 Chapitre

Le Tailleur

Grandvilliers, France 1938


Bruno est assis avec son journal diffusé devant lui sur la table. Les manchettes sont troublantes. Il avait commencé à avoir des inquiétudes il y a plus d’un an quand Hitler a envoyé des troupes en Rhénanie. La réoccupation de cette région par l’Allemagne était en violation du traité de Versailles, mais ni Paris ni Londres ne voulaient risquer une autre guerre et rien ne fut fait. Pendant plus de quatre ans, l’Europe a essayé d’ignorer les efforts agressifs d’Adolph Hitler pour réarmer l’Allemagne. Hitler et sa Gestapo mettent des gens en prison pour avoir ridiculisé le Führer. Mais ce qui préoccupe le plus Bruno, ce sont les histoires de réunions secrètes pour discuter des projets d’Hitler d’acquérir un « espace de vie » pour le peuple allemand. Si Hitler persistait, la Grande-Bretagne et la France ne pourraient plus continuer à faire comme si de rien n’était. Elles ne pourraient plus fermer les yeux sur ses actions.

Pourquoi l’Allemagne, la maison de Bruno pendant les douze premières années de sa vie, laisse-t-elle ce petit bâtard autrichien s’en sortir avec ces choses ? Oui, l’économie allemande a été très durement frappée par la Grande Dépression et le chaos politique et la violence ont éclaté. Bruno comprenait aisément la grande attraction que le Parti national-socialiste ouvrier allemand avait pour le peuple. Le président Hindenburg et ses chanceliers n’ont pas réussi à sortir l’Allemagne de la dépression. Les promesses du Parti nazi de meilleures pensions et d’emplois accrus ont fait appel au commun des mortels. Des promesses pour restaurer la position de l’Allemagne dans le monde et la fierté des Allemands envers leur nation, ainsi que pour mettre fin à la dépression, associées à des slogans de campagne tels que « Travail, liberté et pain! » avait un grand appel à un peuple fier et désespéré. Mais certains des gens se réveillaient lentement à l’ampleur de la chose qui se passait.

Depuis quelque temps, Bruno lui-même avait réfléchi à ce qu’il considérait comme son devoir : aider à faire quelque chose au sujet de Lebensraum, la justification d’Hitler pour l’expansion allemande en Europe centrale et orientale. Il savait que le fait de penser à un problème ne le résoudrait pas. Il savait aussi que la guerre viendrait, et que cela arriverait soudainement.

Il songea à se rendre à Vincennes et à devenir soldat à cheval, comme son cousin Gérard l’avait fait. Mais c’est la résignation à ses obligations familiales qui l’a empêché de poursuivre ces plans.

Une récente visite au Dr Demont avait changé cela. La visite avait changé beaucoup de choses, altéré ses perspectives dans la vie, son état d’esprit.

Incapable de lire son journal avec une certaine concentration, Bruno retire parfois son regard du journal et regarde à travers la pièce où sa femme, Raymonde, en kimono confort a drapé ses jambes de l’extrémité du canapé rembourré ébouriffé. Reposant son dos contre un oreiller brodé de fleurs, Raymonde tient sa cigarette et ses pouces dans un magazine de mode. Elle bloque sa cigarette et pique dans une boîte de chocolats. Grâce aux relations profondes de sa mère au marché noir, la Dépression a eu étonnamment peu d’impact sur les plaisirs de Raymonde.

Bruno finit de lire les comptes-rendus, plie rapidement le journal et le claque sur la chaise de cuisine et se lève avec une exclamation de dégoût.

Raymonde, sans bouger, le dévisage, les yeux froids et sans émotion, les lèvres tendues. Il ne pouvait plus affronter ses yeux tous les jours.

Traversant la pièce jusqu’à la cheminée Bruno se penche pour remuer le feu brûlant avec un tisonnier rouillé en fer forgé. Il jette un journal froissé dans le brasier et se tient debout à le regarder brûler, surmonté d’un sentiment étranger de ne pas appartenir à cet endroit où il avait une fois trouvé le confort. La maison semble si différente maintenant. Tout est à sa place, mais le mobilier semble un peu miteux, les photos sur le mur une dimension et la salle plus petite, comme une cellule. Son visage s’obscurcit à mesure que les souvenirs s’accumulent, désordonnés et mélangés, leurs séquences et leurs liens sont perdus.

L’extrémité carbonisée d’une bûche est tombée sur les pierres, et, la ramassant, il le jette de nouveau dans les flammes en envoyant une pluie de fines étincelles planant dans l’air avant qu’elles ne soient aspirées par la grande cheminée de pierre. La chaleur du feu brûle sur ses joues. Son visage est grave; il n’y a aucune trace d’indécision. Sans se détourner du feu, il voit Raymonde d’un seul coup d’oeil.

« Je pars pour Vincennes demain; je me suis enrôlé dans le Corps de Cavalerie. Mon frère, Joseph, arrivera pour s’occuper du magasin. »

Il a fait tous les plans sans la moindre intention de lui en parler jusqu’à ce que tout soit réglé.

Il y a un petit intervalle de silence, puis Raymonde se lève et fait un pas en avant, fixant ses yeux brûlants sur lui. Sa bouche est tordue de dégoût. « Je vois que vous avez retiré votre alliance. « Ne vous y trompez pas, alliance ou pas, vous êtes marié, pour le meilleur ou pour le pire », a-t-elle dit. « Ne l’oubliez jamais. Vous êtes tenus au devoir, durs, rapides et serrés. »

Il se tourne lentement vers elle et regarde de nouveau loin, dans le feu.

« Je dois considérer notre mariage comme un échec. Je suis intolérablement malheureux. Je suis comme un prisonnier ici, je ne sais pas ce qu’il y a à espérer dans la vie. »

« Je me suis sacrifiée pour ce que je pensais être le mieux », a-t-elle déclaré de façon agressive.

Il laisse tomber le poker. Il claque sur le foyer de briques.

« Sacrifié! » fit écho à Bruno avec mépris et, au lieu de regarder son visage, il regarde fermement le bas de son long kimono rouge.

« Le Dr Demont m’a parlé de votre innommable tromperie. Toute cette histoire sordide. »

« Ah, c’est mieux. J’ai toujours craint qu’il arrive un moment où nous devrions avoir à discuter de cette question. » « Mais il n’est pas trop tard », a-t-elle dit, la tête haute, « pour rectifier cette erreur ».

Jamais jusque-là il n’a connu une haine aussi intense, si envahissante.

Comment, au nom du Ciel, en est-il arrivé là? Pendant un certain temps, en regardant attentivement le feu, il essaie de se souvenir.

C’est en 1923 que son beau-père est entré dans leur petite maison de Gelsenkirchen pour dire à maman : « Nous partons pour la France la semaine prochaine. »

« France? » a-t-elle fait écho et posé sa couture.

« Henri nous a assuré de bonnes positions dans les mines de charbon près du Pas-de-Calais. Il y aura aussi des emplois dans les mines pour Bruno et Joseph. De nombreux immigrants s’y rendent pour travailler dans les mines. C’est l’occasion de quitter l’Allemagne. »

Bruno avait été trop jeune à l’époque pour se rendre compte à quel point la dette accumulée pendant la Grande Guerre avait mis l’Allemagne au bord de l’effondrement économique. La France, d’autre part, avait fait un prompt rétablissement des dommages subis pendant la guerre et était florissante culture parisienne était mondialement célèbre et expatrié artistes, musiciens et écrivains du monde entier afflué en France à la recherche de la libération et la liberté artistique.

Bruno se réveille de ces fragments du passé et fixe Raymonde. Elle prend une bouchée d’un chocolat, la regarde d’un oeil critique, la rentre dans la boîte et étire ses bras au-dessus de sa tête, bâille minutieusement. Il se détourne d’elle avec dégoût.

Depuis combien d’années n’a-t-il pas ramassé le journal dans le canapé du salon et relu l’annonce encerclée, celle qui cherchait de l’aide dans une boutique de tailleurs à Grandvilliers? Cela avait semblé une bonne chose—tout à fait parfaite en fait. Il n’était plus nécessaire à la maison, pas avec ses deux frères et maintenant sa sœur en mesure d’aider maman. Il serait d’une plus grande aide s’il pouvait apporter un chèque de paie de l’extérieur de la famille. Donc, il a appelé le numéro de téléphone dans le journal.

S’il avait su où tout cela mènerait... aurait-il répondu à cette annonce?

Lorsqu’il arriva à la boutique de Grandvilliers, il resta un instant à regarder la porte, rassemblant son courage. Il a redressé sa cravate et lissé ses cheveux. Il a aplati ses épaules, ouvert la porte et est entré.

Une femme de buxom d’âge moyen l’a accueilli de façon accueillante de derrière le comptoir. Il a immédiatement remarqué sa tenue de deuil en crêpe.

Bruno lui a serré la main sur le comptoir.

Un enfant d’environ cinq ans s’asseyait tranquillement en jouant avec des blocs de bois dans le coin. La femme suivait le regard de Bruno vers l’enfant.

« Mon petit-fils, Paul. Ma fille est allée faire des livraisons. Nous trois, nous vivons ici ensemble. »

« Je suis Mme Bouchard. Vous êtes ici pour parler du poste? »

Il a hoché la tête. « Oui, Bruno Radziminski. » Il a brandi une lettre dactylographiée. « Mes références. »

Elle a rapidement jeté un coup d’oeil sur le texte, puis a jeté un coup d’oeil sur ses lunettes à lui. « Mon mari avait une bonne affaire ici. Quelques clients fortunés. Mais cela peut changer rapidement. » Elle a tendu la main en direction de la caisse. « Je ne sais rien de la gestion de l’entreprise. J’ai besoin d’un bras droit, d’une personne stable, quelqu’un en qui j’ai confiance, qui répondra aux questions et donnera des conseils. »

Il s’est tenu droit comme un soldat tout au long de leur conversation.

Elle l’a regardé droit dans les yeux. « J’ai appris à juger les gens parce que je devais le faire. J’ai besoin de quelqu’un qui a cette compétence aussi... quelqu’un qui peut juger les clients, évaluer leurs goûts, leurs dispositions et leur portefeuille. » Elle a pris une profonde inspiration. « Vous êtes célibataire? »

« Oui. »

« C’est important. J’ai besoin de quelqu’un ici à temps plein. »

Quelques jours après cette réunion, Bruno avait emménagé dans une petite pièce à l’arrière du magasin.

Le soir, il montait les escaliers jusqu’à l’appartement du troisième étage pour partager un bol de soupe avec Madame, Raymonde et Paul. Au début, les conversations de dîner centrées sur l’entreprise et la veuve se tournait vers Bruno avec leurs problèmes, et ses conseils étaient toujours solides. Mais nuit après nuit, la conversation se tournait vers les vertus de Raymonde et après le dîner la femme plus âgée continuait sa lamentation commencée à la table du dîner — la triste situation de sa fille — une femme de plus de trente ans avec un enfant malade. Madame manœuvrait alors la conversation et agitait la tentation toujours présente de Bruno pouvant un jour appeler le magasin le sien.

Son intérêt pour l’affaire était sincère, et finalement, une nuit, Bruno regarda dans le visage sérieux de Madame, lutta avec une tentation irrésistible et fit un signe d’assentiment. Bruno et la veuve ont ensuite négocié le mariage à l’ancienne et avec la signature des papiers de mariage il y a eu aussi la signature des documents donnant la propriété de la boutique à Bruno. On aurait pu l’accuser de le manipuler ainsi ; mais ils étaient devenus comme une famille et Bruno était devenu véritablement à l’aise dans la petite unité.

Leur mariage avait été contracté à la hâte, sans prétention de romance — un accord commercial négocié. Mais on lui avait appris à considérer le mariage comme un devoir. Lui et Raymonde avaient pris un engagement devant Dieu, et Bruno avait une détermination acharnée à le mener à bien à tout prix.

Mais les événements récents l’ont amené à penser à une façon de se soustraire à ses obligations—une prise de conscience soudaine de toute cette affaire a été une terrible erreur.

Tant de choses ont changé depuis qu’il a ouvert le journal et trouvé l’annonce. Il ne se souvient d’aucun des moments heureux, peut-être qu’il y en avait eu, mais il ne se souvient que des moments amers. Maintenant, alors qu’il regarde dans le feu, il pense à beaucoup de choses, le regard dans les yeux de Raymonde qui ne donne que désapprobation et déception. Et il pense aussi qu’elle ne lui donne aucun soutien moral — se plaint amèrement : « Vous ne vous intéressez qu’au travail. »

Mais il se souvient surtout des choses que le Dr. Demont lui a dites lors de leur dernière réunion. Le docteur est entré dans la pièce en se frottant les mains et n’a rien fait pour cacher sa profonde préoccupation. Il a pris place dans sa grande chaise en cuir gonflé à sa cigarette en silence. Il semblait être réfléchie à ses mots entre les bouffées. Il s’assit dans la nuée de fumée, les yeux baissés, et le moindre resserrement de ses lèvres.

Il n’y avait rien à dire, alors Bruno s’assit en suspens, regardant le docteur envoyer de légères bouffées de fumée entre ses lèvres.

Le Dr. Demont s’arrêta ensuite pour ajuster ses lunettes à bords de tortue et s’éclaircir la gorge et ouvrit une boîte de Pandore de mensonges et brisa le monde de Bruno.

« Je croyais que vous le saviez — je supposais qu’elle vous l’avait dit avant votre mariage. » Le médecin a levé les yeux.

« Je pensais que vous le saviez — je pensais qu’elle vous l’avait dit avant votre mariage. » Le médecin a levé les yeux pour rencontrer Bruno. « C’est une maladie contagieuse, Syphillis. On lui a dit de ne pas cohabiter, de s’abstenir de toute relation jusqu’à ce qu’elle soit traitée. Le patient a refusé le traitement, était réticent, craignait le danger d’empoisonnement à l’arsenic... et l’injection est horriblement douloureuse, la douleur dure parfois pendant des jours. Mais je l’ai mise en garde contre le simple fait d’accepter les conséquences... » Il s’arrêta, laissant la phrase inachevée et regarda Bruno par-dessus les bords de ses lunettes. Une tristesse s’attarda dans ses yeux.

Bruno a considéré ce qu’il venait d’entendre. Il a commencé à creuser ses griffes dans son âme. Son cœur battait plus vite. Sa couleur est apparue, puis s’est estompée. Ce n’était pas une question de ruse, mais de tromperie diabolique. La femme avec qui il est marié est une dégénérée, avec un beau visage. En regardant le médecin, il a souri — un sourire affreux.

Puis une chose curieuse s’est produite. Un sentiment de soulagement s’est emparé de lui. C’est peut-être la meilleure chose pour lui, après tout. Ce serait si facile maintenant. Il a glissé son alliance de son doigt et l’a placée dans la poche de sa veste.

Sa voix trembla légèrement, et son visage rougit : « Tout ira bien. Vous m’avez donné la réponse que je voulais. » Il a souri comme si c’était pour s’excuser de ses émotions. « Oh! je ne sais pas ce que je dis, docteur. Bonjour. »

Bruno sortit de cette petite pièce et prit avec lui tous les espoirs et toutes les ambitions de sa vie.

8 Chapitre

Captain Jacques

Saint-Just-en-Chaussée, France 1939

Une horloge sonne quelque part.

Il commence, il se réveille. « Quoi ! peut-il être si tard ? Impossible, il doit être rapide ! » Tirant un souffle, George Jauneau lève la tête et regarde par la fenêtre. Voyant la noirceur qui s’accumule, il quitte rapidement son poste de travail et s’éloigne en verrouillant la porte du laboratoire derrière lui.

Alors qu’il s’élance du bâtiment de l’usine de Weeks, il ne rencontre personne ; toutes les portes sont fermées et les escaliers sont déserts. Ce n’est pas une situation inhabituelle pour George alors qu’il quitte son travail. Depuis que le Parlement français a cédé aux pressions des travailleurs et a promulgué une loi limitant la semaine de travail à 40 heures, il est souvent le dernier à quitter l’immeuble. Le militant de 33 ans sourit à l’ironie. Il avait milité avec acharnement, aux côtés de son père, dans le mouvement du Parti socialiste radical pour faire adopter cette loi; néanmoins, il aime son travail d’ingénieur chimiste, et il n’a pas de femme chez qui se presser. Mais ce soir, il a un soupçon d’évasion de sa solitude familière, une réunion d’affaires, une affaire communiste.

Il sort dans les rues comme les vitrines commencent à briller. Se frayant un chemin jusqu’au bistrot, préoccupé par de nombreuses pensées, il s’arrête et reste immobile quelques instants, sans s’en rendre compte. Les gens qui passent le long du trottoir, se déplaçant vaguement sous les arbres, ne sont que des ombres aux voix sourdes, silhouettées dans la pâle lueur des globes de lampadaires.

Lorsqu’il atteint le coin à la jonction du trottoir qui mène à la porte du bistrot, il s’arrête de nouveau, « Ah, j’aimerais savoir », murmure-t-il pensivement. « J’aimerais savoir ce qu’elle pense de moi. » Il se tient debout pendant plus d’une minute et, après mûre réflexion, il regarde de façon critique le reflet de ses traits aiguisés et de ses hautes pommettes dans une fenêtre de café.

Il aime se moquer de son propre visage, en particulier de son nez très aquilin, bien que, en vérité, il semble en être fier, surtout quand il reçoit une des comparaisons fréquentes avec l’acteur britannique, Basil Rathbone. « Un nez romain ordinaire », disait-il, « J’ai le visage d’un ancien patricien romain de l’époque décadente. » Sa pomme bien en vue d’Adam coulait sous son menton aiguisé, et ses lèvres, aussi minces que deux fils, se courbaient en un sourire peu fréquent et tordu ; ce sourire qui atteint rarement ses petits yeux rapides, brillant comme deux points lumineux. Il y a quelque chose de suspect, et d’ironique dans ces yeux ; quelque chose qui lui donne une apparence menaçante et porteuse.

Il passe une main sur sa joue et frotte le réseau de ridules autour de ses yeux. « Elles me font paraître plus vieille que moi. Est-ce que j’ai l’air d’être son père? » Il hausse les épaules, enlève un cheveu imaginaire de son revers et reprend son voyage au bistro.

Le martelage de son cœur se construit en poussant la porte, et après un instant d’hésitation, entre dans la pièce enfumée, épaisse d’une odeur de parfum et de transpiration. Comme prévu, il le trouve bondé de clients bruyants riant bruyamment.

Il se tourne de côté pour traverser les planchers nus de la pièce longue et étroite. Il a poussé à travers l’écrasement, heurtant des nœuds de gens groupés ici et là au fur et à mesure. Il frôle un groupe d’élèves, deux femmes habillées de façon intelligente qui sirotent des verres de vin, et une paire d’amants à voix basse dont les tasses de café restent intactes sur une table de fer garnie de marbre nu, jauni avec l’âge et l’utilisation. Un sentiment d’irréalité jaillit à l’intérieur. Il y a des années, il avait eu l’habitude de s’évader dans l’anonymat d’une foule comme celle-ci — des âmes sans véritable vie de famille — vivant dans les bistrots, se retrouvant avec leurs amis pour bavarder et boire des bouteilles infinies de vin. On peut trouver ces gens dans tous les bistrots et cafés de toutes les villes. Mais il ne cherche plus ce genre de retraite.

Au-dessus du bruit de la foule, il entend la voix de son ami, Jean Crouet, qui l’appelle « Georges ». Il fait signe « Par ici ».

L’excitation colore son visage et il se déplace vers le petit groupe blotti autour d’une table près du mur arrière. Il ressent une anxiété de sa propre création et sa couleur s’illumine davantage lorsqu’il voit la raison pour laquelle il ne cherche plus la solitude, Paulette.

C’est une fille plutôt ordinaire de dix-sept ans, simple et sans airs, mais quand elle prend une cause, ses yeux se remplissent d’étincelles de passion — et il semble qu’elle a toujours une cause.

Il l’avait vue pour la première fois il y a près d’un an, debout à un coin de rue, à la lumière de l’après-midi, distribuer des brochures pour défendre le droit de vote des femmes. Du trottoir, de l’autre côté de la rue, il l’avait regardée attentivement. Dans sa tenue plutôt minable et avec des mèches de cheveux un peu désordonnées sur son front, elle devait être consciente de ne pas être à son meilleur. Il est clair qu’elle ne pensait pas à son apparence.

Il s’est soudainement rendu compte qu’elle l’avait vu, et chacun savait qu’ils avaient été vus et qu’ils étaient surveillés par l’autre. Quand il a attiré son attention, un sourire timide est venu dans son visage. Il a souri en arrière, incertain et bousculé, comme si pris la main dans un délit.

Mais plus tard, dans la solitude de sa chambre, il revit chaque instant, chaque détail de l’événement. Il n’y avait pas de raison particulière à cela; elle n’était pas plus jolie que la moyenne, mais il se rappelait ses paroles passionnées, ses yeux, son sourire—et il imaginait leur prochaine rencontre et imaginait des conversations philosophiques et des rencontres réfléchies avec elle.

Il n’avait jamais pensé à une fille aussi obstinément. Les filles qu’il rencontra étaient pour la plupart superficielles et semblaient le trouver timide, ce qu’il était, et terne, ce qu’il n’était pas. Il espérait que celui-ci le découvrirait et même s’il ne s’était pas tenu près d’elle, il était certain qu’elle ne sentait pas le parfum.

Par la suite, il est retourné à ce coin de rue, espérant un autre aperçu d’elle, mais ce n’est qu’il y a quelques mois qu’il l’a revue. C’est alors qu’il s’est retrouvé debout à côté d’elle à une réunion du Front populaire. Il ne la regarda pas, et pourtant, alors que le sens de sa proximité se répandait à travers lui, il était conscient qu’il n’avait jamais été aussi proche d’elle auparavant. Elle ne sentait pas le parfum. Il se demanda s’il était possible qu’elle aussi partageait sa nervosité? Ainsi, tout commença de façon inattendue lorsqu’elle eut parlé la première fois. Bien sûr, il fut très surpris, car tout s’était passé si rapidement et de façon inattendue. Plus tard, elle lui a dit que la rencontre n’avait pas eu lieu par accident et a admis qu’il lui avait fait une impression extraordinaire et qu’elle s’était renseignée à son sujet après leur rencontre dans la rue.

Lorsqu’il arrive à la table, il secoue la tête et ne dit à personne en particulier : « Oui, oui, vous avez raison, je suis en retard, j’en ai honte. »

Il fait signe au serveur puis échange la bise avec tout le monde et sort une chaise vide en face de Paulette.

Paulette est profondément en conflit avec Tristen, un des ingénieurs de l’usine. Cette fois-ci, il s’agit des droits des femmes. Ils semblent toujours en désaccord, Paulette et Tristen. Elle, l’anti-militarisme traditionnel de gauche française et lui, qui a mis l’accent sur l’urgence de la menace croissante de l’Allemagne nazie.

Georges voit ces étincelles dans les yeux de Paulette, quand elle perd soudainement son sang-froid et s’enflamme, « vous représentez tout ce qui est le plus détestable dans la bourgeoisie ». Georges sait qu’elle a pris cette ligne d’un romancier anglais, mais il ne l’a jamais appelée sur ce sujet. C’est sa condamnation habituelle de Tristen. Tristen, le socialiste partisan du réformateur économique maintenant défait, le premier ministre Léon Blum... Tristen, le parfait gentleman, le pauvre Tristen! Mais il est un digne match pour elle dans ce débat — Paulette, le marxiste soviétique, disciple de l’anti-stalinien, Léon Trotsky — en colère parce que Blum avait défendu le droit de vote des femmes, mais quand il était au pouvoir, n’a pas mis en œuvre la mesure.

Paulette regarde Tristen droit dans les yeux. « Vous n’avez rien lu, rien pensé, rien senti, sauf ce qui est dans le journal. » Elle est la seule à la table qui a lu Marx et Engles... c’est vrai...mais il semble qu’elle ait aussi lu Virginia Woolf.

Tristen sourit à la déformation exagérée et intentionnelle de ses paroles. Directeur du département de génie chimique de Weeks, Tristen a l’habitude d’être respecté. Confronté à cette jeune fille, à peine plus âgée que sa fille, il se sent interpellé par un test de justesse et de logique, qualités qu’il admire. Elle a proposé un défi auquel Tristen ne peut résister.

Leurs conversations vont souvent dans ce sens. Le groupe s’y est habitué. Georges regarde Tristen et Paulette côte à côte et se défie avec une expression émouvante.

Tristen, un pragmatique au jugement cool comprend la différence entre un idéal parfait et une réalité atteignable. « J’ai le regret de dire que vous avez clairement limité votre lecture à un objectif précis. Peut-être pourriez-vous ajouter un peu plus de Dostoïevski et un peu moins de Marx à votre liste de lecture. Dites n’importe quoi, mais dites vos propres bêtises. Il vaut mieux se tromper à sa façon que de se tromper dans celle de quelqu’un d’autre. » Qu’en pensez-vous? » Il élève la voix pour se faire entendre au-dessus du vacarme. « Vous pensez que je vous attaque pour avoir dit des bêtises? Pas un peu! J’aime entendre des bêtises. Par erreur, vous arrivez à la vérité! Je suis un homme de science, un ingénieur. Nous savons qu’il est impossible d’arriver à la vérité sans commettre une douzaine d’erreurs. Les erreurs sont nécessaires au progrès de la science, de la pensée, de l’invention. »

Le serveur installe un café devant Georges et disparaît, ignorant le cendrier débordant sur la table.

Tristen sirote son vin lentement, et quand il a vidé le verre, s’arrête pour allumer une autre cigarette. Il étudie Paulette à travers la fumée pendant qu’elle tâte dans son sac à main et revient avec une cigarette. Il tend la table et l’allume. Ses yeux brillent dans la lueur de l’allumette. Elle expire. Son regard suit la fumée. Avant le début de la bataille, les chevaux touchent le sol ; lancent leurs têtes ; leurs flancs brillent ; leurs cous se courbent.

Avec la cigarette allumée dans sa bouche, Tristen devient soudain pensif. Une partie de lui regrette la nécessité de briser son esprit ; il envie son idéalisme de jeunesse. Ce que la fille ne réalise pas, c’est qu’il la provoque volontairement – la tester, élargir son champ d’action, poussé par l’idée que son intellect devrait être formé. Elle a besoin de plus de concurrence. Il est peut-être trop ou du moins trop simple de dire qu’il aime les arguments; ils offrent un défi et une assurance, de sorte que chaque débat qu’il survit représente une victoire personnelle. Dans Paulette Biefnot, il avait trouvé une challenger stimulante et énergisante; elle pouvait lui correspondre dans l’évaluation d’une situation, à la fois de la parole et de l’action.

En silence, tout le monde autour de la table se prépare à regarder la bataille.

Georges continue à boire son café, Jean remplit son verre à vin. Ils se préparent à prendre le rôle de la Suisse dans ce débat.

Le silence est brisé lorsque Paulette déclenche la première volée avec un rire levant dans sa voix. « Vous n’êtes qu’un vieil homme naïf. »

Ce discours criard déconcerte Georges, l’épuise de son feu. Il ne comprend pas l’attrait du badinage ; il n’est pas par nature un homme de bataille. Mais il est certainement fasciné par ces débats, les trouve même parfois amusants. Comme ils s’entraînent, il regarde Paulette attentivement. La couleur va et vient dans le visage de la fille et comme il regarde, il ne peut pas s’empêcher de se sentir attiré; ses yeux si clairs, une telle gentillesse et simplicité dans son expression que l’on ne pouvait pas s’empêcher d’être charmé.

Tristen repose son coude sur la table et penche son menton dans sa paume. Un vieil homme de 36 ans ! Relevant son défi, il ronfle. « Il semble, comme par magie, que la jeunesse et l’éclat se sont estompés de moi et que je suis devenu vieux au cours de la dernière heure, mais, mon cher enfant, je ne suis ni vieux ni naïf. « Continuez à penser que vous avez les réponses », réplique-t-il, amusé. « Allez-y et réfléchissez. Cela vous fera du bien. »

« Bien sûr, je vais le penser. » Ses yeux ont la confiance des jeunes. « Parce que c’est ainsi. »

« C’est peut-être le cas en théorie, dans les livres de philosophes. Mais ces pensées doivent évoluer vers une réalité. Vous devez être capable de penser clairement et sans émotion; apprenez à discerner la différence entre la théorie et la réalité pratique. Mon enfant, tu es celle qui est naïve si tu persistes à promouvoir tes idéaux impossibles. Le problème avec vous, les communistes — vos méthodes paralyseront les affaires ». Le visage de Tristen prend une expression moqueuse. Il prend une gorgée de son verre. « Je n’ai pas besoin de lire Karl Marx pour savoir que sans employeurs, il n’y a pas d’employés. »

Elle regarde Tristen à travers un épais rideau de fumée de cigarette. « Je ne comprends pas à quel point il est bon d’avoir un emploi stable si le travailleur est exploité — mal rémunéré. Les affaires ne sont rien de plus qu’un vaste projet d’organisation et d’exploitation du travail. »

« Ah! » Il s’arrête et pose son coude sur la table en la regardant dans les yeux. « Les théories de votre Herr Marx sont apparues tout naturellement de ces premiers économistes, comme Adam Smith, qui voyaient le monde en termes de production et d’épargne. Le problème est que le marxisme jaillit directement de la conception à l’expression sans beaucoup de réflexion sur la nature humaine. Je suis socialiste, Paulette. Le concept d’injustice économique ne m’est pas étranger. »

« Et qu’est-ce qu’un socialiste ? » Elle rit, « mais un communiste sans conviction. Je suis un communiste, un communiste incurable. »

Il a ri. « Mais quand avez-vous eu le temps d’en devenir un? Pourquoi, vous n’avez que 17 ans? »

Elle a grimacé.

« Je n’arrive pas du tout à comprendre ce que mon âge a à voir avec cela. La question est de savoir quelles sont mes convictions, et non pas mon âge, n’est-ce pas? »

« Quand vous serez plus vieux, vous comprendrez par vous-même l’influence de l’âge sur les convictions. J’ai aussi l’impression que vous n’exprimez pas vos propres idées. »

Son visage était plein de mépris. « Vous manquez le tableau d’ensemble, le but plus grand de l’ordre social mondial très organisé de Léon Trotsky où tous seront égaux, et tous auront la propriété en commun. C’est notre rêve, un État mondial. »

« Et c’est tout ce que c’est... un rêve... et les rêves ne sont pas la réalité. Vous poursuivez un fantôme. »

Son visage est devenu rouge et ses yeux étaient tous des élèves. « Oh, vous avez tort! C’est une possibilité raisonnable. Il peut être réalisé avec un mélange de force et de persuasion séduisante. Il fonctionne en Russie depuis un quart de siècle. »

Il sourit à nouveau ; seul un si jeune penserait que vingt-cinq ans est un test de temps.

« La soumission forcée? Vous pensez qu’il est acceptable d’imposer vos croyances aux autres? »

Tristen repose son coude sur la table et penche son menton dans sa paume. Un vieil homme de 36 ans ! Relevant son défi, il ronfle. « Il semble, comme par magie, que la jeunesse et l’éclat se sont estompés de moi et que je suis devenu vieux au cours de la dernière heure, mais, mon cher enfant, je ne suis ni vieux ni naïf. « Continuez à penser que vous avez les réponses », réplique-t-il, amusé. « Allez-y et réfléchissez. Cela vous fera du bien. »

« Bien sûr, je vais le penser. » Ses yeux ont la confiance des jeunes. « Parce que c’est ainsi. »

« C’est peut-être le cas en théorie, dans les livres de philosophes. Mais ces pensées doivent évoluer vers une réalité. Vous devez être capable de penser clairement et sans émotion; apprenez à discerner la différence entre la théorie et la réalité pratique. Mon enfant, tu es celle qui est naïve si tu persistes à promouvoir tes idéaux impossibles. Le problème avec vous, les communistes — vos méthodes paralyseront les affaires ». Le visage de Tristen prend une expression moqueuse. Il prend une gorgée de son verre. « Je n’ai pas besoin de lire Karl Marx pour savoir que sans employeurs, il n’y a pas d’employés. »

Elle regarde Tristen à travers un épais rideau de fumée de cigarette. « Je ne comprends pas à quel point il est bon d’avoir un emploi stable si le travailleur est exploité — mal rémunéré. Les affaires ne sont rien de plus qu’un vaste projet d’organisation et d’exploitation du travail. »

« Ah! » Il s’arrête et pose son coude sur la table en la regardant dans les yeux. « Les théories de votre Herr Marx sont apparues tout naturellement de ces premiers économistes, comme Adam Smith, qui voyaient le monde en termes de production et d’épargne. Le problème est que le marxisme jaillit directement de la conception à l’expression sans beaucoup de réflexion sur la nature humaine. Je suis socialiste, Paulette. Le concept d’injustice économique ne m’est pas étranger. »

« Et qu’est-ce qu’un socialiste ? » Elle rit, « mais un communiste sans conviction. Je suis un communiste, un communiste incurable. »

Il a ri. « Mais quand avez-vous eu le temps d’en devenir un? Pourquoi, vous n’avez que 17 ans? »

Elle a grimacé.

« Je n’arrive pas du tout à comprendre ce que mon âge a à voir avec cela. La question est de savoir quelles sont mes convictions, et non pas mon âge, n’est-ce pas? »

« Quand vous serez plus vieux, vous comprendrez par vous-même l’influence de l’âge sur les convictions. J’ai aussi l’impression que vous n’exprimez pas vos propres idées. »

Son visage était plein de mépris. « Vous manquez le tableau d’ensemble, le but plus grand de l’ordre social mondial très organisé de Léon Trotsky où tous seront égaux, et tous auront la propriété en commun. C’est notre rêve, un État mondial. »

« Et c’est tout ce que c’est... un rêve... et les rêves ne sont pas la réalité. Vous poursuivez un fantôme. »

Son visage est devenu rouge et ses yeux étaient tous des élèves. « Oh, vous avez tort! C’est une possibilité raisonnable. Il peut être réalisé avec un mélange de force et de persuasion séduisante. Il fonctionne en Russie depuis un quart de siècle. »

Il sourit à nouveau ; seul un si jeune penserait que vingt-cinq ans est un test de temps.

« La soumission forcée? Vous pensez qu’il est acceptable d’imposer vos croyances aux autres? »

« S’il est justifiable — oui, la société a le devoir de redresser l’exploitation du travail — de mettre fin à l’injustice économique — par tous les moyens nécessaires. Les gens s’y habitueront. Tout est une habitude chez les hommes, même dans leurs relations sociales et politiques. L’habitude est la grande motivation. »

« Donc, vous pensez qu’il est justifiable d’intervenir dans les détails de la vie des gens si votre cause est noble? Cela ne marchera pas, ce sera un échec, un échec complet. La nature humaine ne peut pas être changée. » Il lace ses doigts pour former un clocher et la regarde droit dans les yeux. « Excusez le malaise naturel d’un homme qui attache beaucoup d’importance à sa liberté. Beaucoup de guerres ont commencé à ce sujet. Dites-moi, qui détermine quelle est la cause justifiable? Vous? Moi? Mais vous voyez, nous ne sommes pas d’accord sur ce qui est important. Comment allons-nous reconnaître ces défenseurs de la justice, ces arbitres de l’égalité? Peut-être que l’élu pourrait porter quelque chose, être marqué d’une certaine façon pour qu’on puisse les reconnaître? Pourrait-il adopter un uniforme spécial, par exemple?»

Il est un peu envieux, émerveillé de voir dans son esprit de jeunesse la possibilité de remplacer le plus primitif des instincts humains.

Paulette regarde Tristen avec un vague sentiment d’appréhension. Elle sourit. Elle voit le point à la fois et sait où il veut la conduire et relève le défi.

« Alors, je vois que vous voulez maintenant nous comparer à ces gens en Allemagne qui portent leurs impressionnants uniformes? Hitler, avec ses beaux emblèmes, son apparat, ses menaces et ses plans, c’est sûr que sa cause est noble. »

Tristen hoche la tête. « Vous savez que si la confusion surgit et qu’un membre d’un groupe imagine qu’il appartient à l’autre, commence à éliminer les obstacles, alors quoi ? Peut-être pensez-vous que je dis tout cela uniquement pour vous ennuyer? »

Elle le regarde à travers les paupières rétrécies alors qu’il allume une autre cigarette et remplit son verre de vin. Malgré son apparence presque enfantine, et la bonté de son cœur, elle a le feu dans son esprit. « Non, je ne pense pas que... même si vous avez peut-être un peu envie de le faire aussi. »

« Ah, peut-être un peu. » Ses yeux clignotent dans une conscience amusée qu’elle est une personne à compter avec, et soudainement il devient soupçonneux l’élève a dépassé l’enseignant. « Se rendre ? » demande-t-il.

« Pas vraiment. »

Il lui fait un clin d’oeil. Elle sourit et remplit son verre.

Georges commande un autre café. « Si vous avez tous les deux fini d’exercer votre ego pendant un certain temps », a-t-il dit, « peut-être que nous pouvons nous mettre au travail. Nous devons parler de quelque chose qui a besoin d’une attention urgente. » Ses yeux ont balayé les visages dans la salle. L’affluence du bar permettait au groupe de parler comme s’il était seul.

Président du syndicat local des ingénieurs et techniciens, Georges s’est naturellement imposé comme le leader du groupe. Il écoute toujours attentivement et se donne complètement à l’autre. C’est une des raisons pour lesquelles les gens se tournent vers lui comme ils le font.

Il n’y a pas de détour avec lui pour un chef. Une fois qu’il est fixé vers un but, il ne regarde ni à droite ni à gauche jusqu’à ce qu’il l’ait atteint. Son père, instituteur et bibliothécaire, avait introduit très tôt son esprit aux œuvres de Voltaire et d’autres libres penseurs. Vigoureux dans ses opinions, ses idéaux sont formés seulement après beaucoup de pensée, mais une fois formé son unicité d’esprit est forte. Influencé politiquement par les écrits de nombreux intellectuels français de premier plan dans le journal socialiste clandestin L’Humanité, ses vues sont maintenant passées à la gauche de son propre Parti socialiste radical.

« La France a le seul grand parti communiste d’Europe de l’Ouest qui soit encore légal. Si nous voulons rester ainsi, nous devons élaborer un plan. » Il regarde Tristen, puis Jean. « Même nos amis socialistes épris de liberté savent qu’il est dangereux de réprimer la libre pensée. Hitler... quel que soit le titre que vous lui donnez, son but est de nous enlever notre liberté. Tout le monde ici sait que l’accord de Munich n’est rien de plus qu’une vaine tentative d’apaiser l’État totalitaire expansionniste d’Hitler. »

Il continue dans cette veine jusqu’à ce que la tasse de café arrive. Il hésite.

Jean commande une autre bouteille de vin. Le serveur hoche la tête et disparaît.

Georges sait depuis des mois que ce moment doit venir. Les débats entre Tristen et Paulette lui ont ouvert les yeux sur des clivages au sein des partis de gauche. Des fissures qui doivent être réparées pour arrêter les nazis.

« À quoi servent ces arguments philosophiques s’ils nous divisent dans notre lutte contre Hitler et ses nazis? Nous avons besoin d’unité et d’alliances au sein des partis, et non pas de dénominations et d’arguments polarisants. »

Le serveur réapparaît avec une bouteille jumelle à celle qu’il venait de vider. Georges s’arrête de nouveau jusqu’à ce que le serveur soit parti. Il sait que ceux qui sont réunis autour de la table semblent écouter avec une attention respectueuse, entendent vraiment très peu de ce qu’il a à dire. Chacun a sa propre opinion et n’a besoin de personne pour la confirmer. Mais il n’a qu’un seul point à faire valoir : ils ont un ennemi commun.

« Ce n’est pas le moment de tenir des débats dogmatiques. La lutte imposée par le marxisme entre la classe ouvrière et la classe moyenne ouvre la porte aux fascistes allemands. »

Ils savaient tous qu’il disait la vérité.

Du coin de l’œil, Georges voit deux hommes penchés au-dessus d’une table de l’autre côté de l’étroite pièce. Il en reconnaît un ; il a le visage d’un homme perpétuellement sur ses gardes.

Georges pose sa tasse à moitié vide et tend la main pour une cigarette. Il attrape l’œil de Jean et lui jette un regard de surprise alors que les deux hommes passent près de leur table.

« Je ne crois pas qu’il nous ait remarqués. S’il nous a remarqués, il n’a pas donné de signe en sortant. »

« Je ne pouvais pas placer cet homme avec lui; peut-être un membre du syndicat? »

« Un agitateur ? » demanda Jean.

« Eh bien, » Georges a souri avec tolérance, « personnellement, je n’aime pas utiliser ce mot. »

Il laisse tomber le sujet quand il remarque que le serveur rôde à côté. Jetant un regard hostile vers le serveur; il grimace et s’apprête à partir.

 

9 Chapitre

Le Lapin Blanc

Oroër, France, Nov 1938 

Julian était éveillé, battant son oreiller toute la nuit. Il se déplaçait et tordu perdu dans la pensée et l’excitation que les draps frais ont tourné chaud. Visualisant ce qui l’attendait pour ses trois prochaines années dans l’Air Force, mille sensations l’ont traversé. La voix de l’aventure avait été séduisante dans son invitation incessante. Mais maintenant, enfin, il se dirigeait vers sa formation. Demain, il prendrait le premier train de Beauvais et se présenterait au bataillon de l’air 113 à la base aérienne de Rochefort-sur-Mer. En tant que soldat de deuxième classe, il s’entraînait comme mécanicien d’avion.

Les sentiments et les émotions refoulés de ces derniers mois étaient à la recherche d’un exutoire; ses désirs étaient tendus, le frisson de se lancer dans la découverte se profilait. Avec ses pensées et ses émotions éparpillées dans la confusion, ses réactions sont passées de pensées d’activité excitante et de danger à un murmure criard, un labyrinthe de notions contradictoires qu’il avait fait une terrible erreur. Alors, il était là à s’inquiéter. Et s’il n’était pas assez bon ? Et s’il avait raté son train ? Et si papa avait raison ?... il avait généralement raison.

Mais parmi les sensations conflictuelles qui l’assaillaient, il n’y avait ni tristesse ni regret de sa décision. Il y avait, peut-être une douleur ennuyeuse de culpabilité au sujet de la dispute avec son père et de toutes les émotions ravivées et ravivant dans son cœur à cause de cela. Un bras lancé sur sa tête, au milieu d’une lettre à son père qu’il ne voulait pas écrire le lendemain matin, il s’endormit.

Il n’a pas dormi très longtemps avant que les vitres de sa fenêtre ne passent du noir au gris et il a sauté du lit. Ses vêtements étaient pliés dans une pile propre dans une chaise. Il les a mis et s’est tenu devant un miroir brossant ses cheveux et rasant les moustaches fines de son visage adolescent inespéré.

En un rien de temps, il prit son petit-déjeuner de café et de baguette, posa son béret sur sa tête à ce qu’il considérait comme un angle débonnaire et se mit en route, marchant son vélo le long des rues sombres et silencieuses. Il n’y avait pas une autre âme en vue ; la luge du matin filmait la rue et le vent froid colorait ses joues. Dans une demi-heure, il a atteint la gare.

Alors qu’il attendait sur le banc de bois que le train arrive à la gare, il a pensé à tout ce qui allait le transformer de Julian Leblanc, le civil, en Julian Leblanc, un soldat de deuxième classe de l’Armée de l’Air.

§

Le vent se refroidissait alors qu’il soulevait et soufflait de la pluie brumeuse sur les visages d’un groupe clairsemé et frissonnant de soldats qui attendaient à l’extérieur de la caserne avec des esprits bouillonnants et en grande anticipation. Certains étaient grands et beaux, d’autres petits, maigres et un peu dénutris. Beaucoup avaient un regard robuste; leur foulée comme si ils marchaient derrière une charrue, leurs vêtements sentant fortement de l’étable.

Tout autour d’eux se déroulait un concours d’activités trop excitant, trop intéressant pour être ignoré... les gens se précipitaient d’une façon ou d’une autre. Julian, qui regardait fasciné, prenait tout — les visages — les pelotons qui entraient et sortaient — les ordres qu’on criait; ses yeux étaient pleins et débordants — il pouvait regarder toute la journée. Il a laissé derrière lui le garçon mal à l’aise qui s’était retourné la veille. Au milieu de l’action, il étudia ceux qui semblaient être des chefs... il prit note de leurs manières, de leurs attitudes envers les autres, de la façon dont ils se portaient.

Des nuages de neige gris voilaient le soleil jaune pâle de novembre. Quelques instants plus tard, de légers flocons de neige ont commencé à tomber, les gros flocons humides fondaient dès qu’ils touchaient la terre où ils se transformaient en de vilaines flaques de boue collante.

Avec un bang, les grandes portes du bâtiment se sont ouvertes. Montrant un grand port militaire, sur strode un homme impérieux avec deux chevrons orange sur sa manche. Le petit paon d’un homme dirigeait le groupe à l’intérieur. Pour un instant essoufflé, Julian hésita; puis, se retournant, jeta un dernier regard et tomba en ligne.

Au moment où ils entrèrent dans la grande salle, ils furent accueillis par son seul accessoire ornemental, une photographie du premier ministre Édouard Daladier. Le cadre était beau, mais quelque peu abîmé; il avait fait de longs états de service. Cependant, la photographie était assez nouvelle.

Planant partout dans l’air froid, il semblait y avoir le faible parfum profondément humide de désinfectant mélangé dans l’odeur rassis et moisi de l’antiquité; les deux devenant un. Dans son esprit, Julian associerait à jamais cette puanteur à ce jour. Il pouvait voir la courbe arquée des narines dilatées de l’homme respirant à son épaule. Son souffle est venu un peu vite, comme un homme qui veut terriblement éternuer, mais ne peut pas.

La pièce était vide mais pour quelques bancs en bois, une longue table, et un fumant, poêle rouillé dans le coin qui a réchauffé la pièce sans façon. Un homme à la tête très bouclée, au visage rougi, s’agenouilla à côté du petit poêle inadéquat qui poussait les flammes. Derrière la table se trouvaient deux chaises de bois vides; un commis était assis dans la troisième. Il n’y avait pas de bruit, à part le bruissement des papiers et les traces traînantes des recrues. Le greffier a rencontré leur questionnement regarde avec indifférence et a continué à trier ses documents.

Le paon pointa vers la rangée de bancs, regardant les recrues avec un sourire condescendant de triomphe, et en même temps avec une certaine compassion, comme pour dire : « ...et, que pensez-vous de cela maintenant? » Il s’est assis dans la chaise à côté du commis et a passé un doigt à travers la liasse de papiers devant lui. Se levant de ses genoux, le troisième homme se leva, dressa le fauteuil qui restait à la table et se chargea immédiatement de la procédure.

D’où Julian s’asseyait, il pouvait regarder dans la pièce voisine ; il pouvait voir le comptoir où les recrues recevraient tout l’équipement nécessaire à leur nouveau mode de vie. Il jeta un regard incessant sur le timonier, en partie parce que ce dernier le regardait avec persistance. Un homme de plus de cinquante ans, chauve et grisonnant, de taille moyenne et robuste, ses yeux foncés intenses luisaient de paupières gonflées. Le vieux sergent a écrit dans un carnet avec son crayon. De temps en temps, laissant son coude se reposer sur le comptoir comme s’il avait déjà traversé cela plusieurs fois; maintenant las des jeunes novices, il montra une nuance de mépris condescendant pour eux comme des personnes de rang inférieur au sien. Malgré tout cela, il y avait quelque chose de très respectable et officiel dans ses manières.

Après que les commis eurent appelé chacune des recrues à la table et accompli les formalités, le groupe se déplaça en tant qu’unité au comptoir du quartier-maître, formant encore une longue file d’attente pour le feu de commentaires sarcastiques accompagnés du commandement : « Maintenant, alors, vous ! Avancez! »

Peu de temps après, le lourd piétinement des bottes sur le plancher rugueux raconta l’arrivée du sergent Dupont. Pendant quelques instants, le gorille tatoué, poilu et armé, au visage rugueux et meurtri, se tenait au milieu de la pièce, songeant; regardant lentement, il jeta un regard sur chaque homme. Puis, faisant un cliquetis de désapprobation impatiente avec sa langue, il demi-tousse et laisser sortir une voix basse, sinistre, "bien-bien-bien."

Les bras entassés d’uniformes et de casques d’acier foncés maladroitement sur la tête, ils se faufilaient dans la boue épaisse et visqueuse, en cadence avec la rumeur interminable du sergent "Gauche! Droite! Gauche! Droite! » Ils marchèrent jusqu’à la longue caserne de bois, où ils entamèrent une douloureuse transformation d’un assemblage homogène d’individus, à des aviateurs à part entière et encore imparfaits, et enfin à une unité fonctionnelle.

S’il y avait un doute dans l’esprit de l’un d’eux quant à leur cruauté, il serait rapidement dissipé par Dupont.

 

Chapitre 10

Le Tailleur

Beauvais, France 1994

La jeune femme regarde le tailleur vieillissant marcher vers la fenêtre et regarder dans la rue en-dessous. Elle s’est habituée à ces moments de répit. Des moments où il semble rassembler ses pensées. Elle attend. Le tic-tac constant de l’horloge de la cheminée ponctue le silence.

« Comme je vous l’ai dit, en 1938, je suis allé à Vincennes et je me suis engagé dans le Corps de cavalerie. C’était mon devoir; je pouvais m’asseoir sur un cheval et tirer avec un fusil. Je savais que la guerre allait arriver mais je n’avais pas la moindre peur. J’avais une vision romantique de moi-même — un cuirassier à cheval — les boutons de mon uniforme de style napoléonien étincelant au soleil, une queue de cheval en crin flottant sur mon casque, tout comme les images que j’avais vues du Corps de cavalerie de la Première Guerre mondiale. » Il rit un peu. « Ah, les fantasmes de la jeunesse. »

Un pigeon se perche sur le rebord de la fenêtre. Le tailleur arrête de parler et l’observe jusqu’à ce qu’il s’envole. « La Cavalerie française a été mécanisée en 1936 mais au début de la Seconde Guerre mondiale, la France a mobilisé plus d’un demi-million de chevaux. Les Dragons étaient armés de carabines, de sabres, de fusils antichars et d’autres armes modernes. À cheval, nous pouvions manœuvrer dans des zones où les chars ne pouvaient pas aller. » La femme remarque un léger scintillement dans son œil.

Il se détourne de la fenêtre, allume une lampe, secoue la tête et se tourne vers la femme.

« La guerre a éclaté en septembre 1939. Ce fut l’invasion de la Pologne par Hitler — le moment critique pour que la France et la Grande-Bretagne déclarent la guerre —, mais bien sûr, vous le savez déjà. »

De retour à sa chaise, il se penche un peu vers l’avant, les yeux vers le sol et les mains mollement pendues entre ses genoux. Elle entend sa respiration lourde alors qu’il reprend son histoire.

« En 1940, Le Corps de Cavalerie a été transformé en régiment mécanisé, le 13e Régiment de Dragons. J’ai dit au revoir à mon cheval et on m’a donné un beau char Hotchkiss ». Il rit de nouveau, cette fois plus fort et avec un peu de fantaisie. « La Pologne avait une cavalerie active  — j’aurais peut-être dû rejoindre l’armée polonaise —, mais je vous raconterais une autre histoire. »

Elle se rendit compte qu’il était tombé dans un silence plutôt prolongé et chercha l’occasion de le ramener à la conversation. « À l’automne 1939, était-ce ce qu’on appelait la Drôle de guerre? »

« Oui, la Drôle de guerre et la chanson qui lui convenait si mal — celle qui parle d’aller accrocher notre linge sur la ligne Siegfried.

« Ces premiers mois ont stagné, aucun signe de quoi que ce soit d’autre que les tracts R.A.F. largués sur les villes allemandes demandant à la population de renoncer. Les civils menaient leur vie comme en temps de paix. Oh, il y a eu quelques gestes symboliques de préparation... le masque à gaz portatif, d’une nuisance absurde et jamais utilisée. À Londres et à Paris, les gens ont envoyé leurs enfants à la campagne dès que la guerre a été déclarée. Mais pour la plupart, tout le monde essayait encore de calmer Hitler, en espérant qu’il serait satisfait de ses conquêtes actuelles et qu’il nous laisserait en paix. »

Il prend une pipe en racine de bruyère sur la table à côté de son coude. « Vous opposeriez-vous à ce que je l’allume ? »

« S’il vous plaît, servez-vous. »

Il prend son temps alors qu’il met du tabac dans sa pipe avec son index. Il n’y a aucun bruit dans la petite pièce excepté le ronronnement de sa pipe alors qu’il tire pensivement sur le fourreau. Il agite l’allumette pour l’éteindre et expire un long souffle rempli de fumée.

« D’après les journaux que nous pouvions obtenir, il semblait que les choses s’animaient en première ligne. Mais nous n’étions pas trop inquiets. Tout le monde semblait penser que les choses continueraient comme en 1916. A Verdun, la France s’était mesurée à la pleine puissance de l’armée allemande pendant dix mois, longs et sanglants... et avait gagné. Verdun apparut comme le symbole de la gloire ultime mais ce fut la plus longue et la plus terrible lutte de cette guerre, et elle avait appartenu uniquement à la France. Pendant la Grande Guerre, toute l’Europe avait compté sur la France pour supporter le poids des combats sur le front occidental ; maintenant, la foi de toute l’Europe se trouvait dans la ligne Maginot[3] capable de contenir Hitler. Les Français étaient convaincus que la ligne Maginot était imprenable. »

« Mais pouvez-vous me dire pourquoi la ligne se terminait à la frontière belge?

Cela ne l’a-t-il pas rendu effectivement inutile? »

« La ligne ne s’arrêtait pas là, mais de la frontière belge à la Manche, elle était beaucoup plus faible. »

« Mais pourquoi ? Si la ligne Maginot, entièrement fortifiée, avait été construite tout le long de la frontière franco-belge, le résultat au printemps 1940 aurait pu être très différent. Les dirigeants n’ont-ils pas vu qu’Hitler allait contourner la ligne Maginot et entrer en France ? »

« Il y avait beaucoup de raisons que je ne peux pas expliquer mais je peux en citer quelques-unes— l’aspect politique et psychologique. » Il se penche en arrière sur sa chaise et croise les jambes. « Fortifier la frontière franco-belge était politiquement inacceptable, car cela ne tiendrait pas compte de la neutralité de la Belgique. On pourrait penser que la France s’attendait à ce que la Belgique se range du côté des Allemands ou qu’elle n’était pas prête à se défendre contre les Allemands. » Il réfléchit un moment ; il ralluma sa pipe et tint l’allumette jusqu’à ce qu’elle soit dangereusement près de ses doigts ; il jeta l’allumette encore en feu dans un cendrier et tira sur sa pipe.

« Mais, dit doucement la jeune fille, ils savaient que les Allemands avaient violé la neutralité de la Belgique pendant la Première Guerre mondiale. Alors, qu’est-ce qui les empêcherait d’envahir la France à travers ce pays en 1940 comme ils l’avaient fait en 1914 ? »

« Oui, oui. L’histoire a prouvé que c’est vrai, n’est-ce pas? Mais il y avait un plan de secours, qui s’est également avéré être une erreur. On a supposé à tort que la Forêt des Ardennes serait le prolongement naturel de la ligne artificielle; qu’elle était impénétrable pour les chars, notamment parce qu’ils devaient traverser une grande rivière où tous les ponts étaient détruits. » Il retire la pipe de sa bouche et se penche vers l’avant avec son coude sur le bras de la chaise. « Soudain, à la mi-mai 1940, il y a eu un tournant évident. Les Allemands ont traversé les rivières particulièrement rapidement en déployant des pontons tendus le long de câbles pour faire traverser leurs chars au-dessus des berges. Les Allemands parcoururent le centre-nord de la France, en un mouvement circulaire qui les amena rapidement jusqu’à Abbeville, jusqu’à la côte au nord de Rouen et vers les ports de la Manche. La Hollande capitula. La Belgique capitula. Et le Corps de Cavalerie a été envoyé à la frontière belge. Ainsi a pris fin la Drôle de guerre pour moi... à partir de là notre guerre a commencé sérieusement. L’armée allemande a conquis Paris et a conquis la France en six semaines. »

Chapitre 11

Capitaine Jacques

Saint-Just-en-Chaussée, France, 27 septembre 1939

Georges Jauneau arpente la pièce. De temps en temps, il s’arrête pour allumer une cigarette. Il reste un moment, regardant avec réflexion par la fenêtre et à travers la fumée observe la rue en contrebas. A proximité, sur le bureau jonché de papiers, un journal plié se trouve à côté d’un sandwich oublié qui lentement se ramollit sur une serviette propre et effilochée. L’heure du déjeuner est passée.

Il traverse de nouveau la pièce, déplace une tasse de café froid et prend le journal L’Humanité. Il relit les quelques lignes imprimées en noir. Depuis le mois d’août, quand le gouvernement français a interdit les journaux communistes, L’Humanité est publiée clandestinement. Et depuis ce décret, Georges en sait plus.Son esprit d’ingénieur le voyait comme une simple progression arithmétique, 1+1 équivaut toujours à 2, mais cette dernière nouvelle est encore un coup dur.

Depuis l’interdiction, Georges et ses amis ont passé de longs déjeuners au bistrot et se sont rencontrés très fréquemment — le soir et le samedi — pour essayer de savoir ce qui se passait vraiment. C’est un temps où être un communiste connu signifie que l’on regarde avec méfiance toute personne du pouvoir mesurer secrètement l’autre avec la conscience de la distance qui les sépare. Maintenant, avec ce nouvel événement, ces réunions deviendraient plus dangereuses — plus désespérées — et plus importantes.

Georges tire une longue bouffée de sa cigarette et ouvre un tiroir de son bureau. Il range le journal dans sa cachette, sous un dossier, saisit son chapeau, descend les escaliers à toute vitesse et, une fois dans la rue, ferme furtivement la porte derrière lui. Le temps est assez doux, mais il remonte son col et rabat son chapeau sur ses yeux.

Regardant ses pieds tandis qu’il se rend vers le bistro, il essaie de réfléchir. Lors des dernières réunions, Paulette et Tristen avaient appelé à une trêve et mis de côté leurs débats philosophiques. On n’avait plus le temps de discuter de théories et de dogmes. Il y avait des choses très sérieuses à trancher. Une action immédiate et peut-être la nécessité de faire de grands sacrifices étaient nécessaires.

Quand il ouvre la porte et entre dans le bistro, il se sent mal à l’aise. L’endroit est presque vide et l’expose ; il préfère l’anonymat de la foule.

Il pose son chapeau et son manteau et trouve une table dans le coin. François, le propriétaire le regarde avec interrogation. Georges lève trois doigts. Un instant plus tard, il voit Paulette au dehors, à vélo. Elle appuie son vélo contre le mur et entre. Georges attire l’attention de François et lui fait signe pour un autre café. François acquiesce. Georges se lève pour saluer Paulette. Avant qu’ils s’assoient, Tristen et Jean franchissent la porte avec des visages inquiets.

Tristen commence à parler mais Georges lui fait signe de la main, jetant un regard vers le serveur qui approche, un homme mou et lourd, aux pas silencieux, avec un tablier blanc flottant sur son gros ventre. L’homme mal rasé sert les cafés et s’éloigne aussi silencieusement qu’un prédateur. Tristen rit avec dédain. « Il est probablement en train d’espionner de toute façon. Mais quelle différence cela fait-il? Tout le monde sait qui nous sommes, de quoi nous parlons. Qu’il écoute! Que tous ceux qui le veulent entendent!»

Jauneau remue le morceau de sucre de son café noir. « Bien sûr, ils le savent, mais nous devons être prudents; cette petite peste peut être dangereux... et ces nouveaux développements nécessitent des précautions supplémentaires. La section la plus puissante du Parti en dehors de la Russie soviétique vient de cesser d’exister! Comprenez-vous ce que cela signifie vraiment? Le communisme français est la plus grande force organisée d’Europe. » Il regarde Tristen pendant un moment, puis poursuit : « Nos chefs de parti se cachent de peur d’être exécutés. »

« Eh bien, Georges... ce n’est guère une surprise... tu es surpris? La nécessité d’agir de la part du gouvernement est évidente depuis des semaines. À quoi vous attendiez-vous? Daladier a dû répondre… quel choix avait-il…les gens sont scandalisés. Vous avez entendu son discours... lu les journaux... son avertissement au sujet des fous qui règnent à Berlin, à la recherche d’un monde de maîtres et d’esclaves. »

« Bien sûr, nos services de renseignement ont tout intercepté, ce ne sont pas des imbéciles », dit sèchement Georges.  Il agite la main d’un geste diplomatique, indiquant son intention de garder le silence. Il n’est pas nécessaire de discuter d’un point sur lequel ils sont tous d’accord.

« Ca suffit, allons-y doucement », dit Paulette de façon persuasive, en approchant sa chaise de la table et en baissant la voix. « Bien sûr, nous le savions tous. Nous le savions au moment où Staline s’est rangé du côté d’Hitler, signant ce pacte. Le Président du Conseil ne peut pas ignorer un accord entre le chef du plus grand pays communiste en dehors de l’Union soviétique et les fascistes nazis. Je blâme Staline. Pas Daladier. Notre parti peut difficilement condamner Staline, mais Daladier ne peut pas détourner la tête sur le fait que les communistes se sont couché avec les fascistes. Les dirigeants de notre parti sont coincés au milieu. C’est un dilemme très gênant, suspendu comme l’épée de Damoclès au-dessus de leur tête! »

Georges reste silencieux, allume une cigarette, se rassoit et regarde ; ses yeux sont fermement fixés sur Paulette tandis qu’elle continue. « Il n’y a aucun sens ; Hitler a supprimé la branche allemande du parti il y a six ans, et signe maintenant un pacte avec les Soviétiques ! Staline pense qu’on peut faire confiance à Hitler ? Quel imbécile ! C’est un joli mariage. Il ne durera que tant qu’il conviendra aux besoins du Führer. »

« Paulette a raison. » Jean pose ses bras sur la table. « Probablement, dans l’esprit d’Hitler, le Pacte germano-soviétique ne représente rien de plus qu’un ajustement de son calendrier. Il n’y a pas de finalité à ce qu’il considérera pour beaucoup comme un "salon" pour le peuple allemand. C’est le rêve immuable du maniaque et il est peu susceptible d’être affecté par les propositions des politiciens. Staline a complètement inspiré sa police secrète et ses informateurs dans le parti; il tue la vision de Lénine et de Trotsky. Ses actions détruiront ce qui reste du Komintern. »

Tristen prend une petite pipe noire entre ses lèvres et regarde à travers la fumée.  Il a le regard de celui qui réfléchit à ses paroles. « Je ne prétends pas tout comprendre des décisions prises par vos dirigeants communistes, mais il est clair que pour une personne de l’extérieur que le mouvement parle avec trop de voix. » Il s’arrête en frottant son pouce sur sa pipe, comme s’il attendait que quelqu’un s’oppose à ses paroles. « Au début, le PCF a exprimé son engagement pour la défense de la France contre les fascistes, mais après que le Komintern ait déclaré que la guerre était 'impérialiste', simplement une autre lutte entre les classes dirigeantes nationales, le Parti français a fait volte-face. Le mouvement de son pouce contre sa pipe s’arrête et il baisse les yeux, comme embarrassé de croiser le regard de ses amis avec l’honnêteté de ses paroles. « Comment pouvez-vous justifier que les membres du PCF signent une lettre approuvant les propositions de paix d’Hitler ? Comment pouvez-vous justifier que L’Humanité plaide contre la préparation militaire française et la résistance face à l’invasion allemande ? » Il se replace sur sa chaise, lève lentement les yeux et s’enflamme soudain en furie. « Quelle genre de folie est-ce ? Vous allez trop loin ! Nous sommes censés rester les bras croisés et accueillir Hitler dans notre pays ? » Sa pipe s’éteint lentement; il la met de côté, dans une soucoupe sur la table, pour pouvoir appuyer ses propos par des gestes. « Votre parti prétend que la guerre n’est pas celle de la démocratie contre le fascisme, mais une guerre entre les puissances impérialistes… une lutte contre le capitalisme – la source de toutes les guerres – contre le régime de la dictature bourgeoise sous toutes ses formes, en particulier dans notre propre pays... et vous vous demandez pourquoi le gouvernement interdit le Parti communiste et ferme vos journaux appelant à l’anarchie? Vraiment? » La lumière se reflète dans ses lunettes lorsqu’il les enlève et frotte la marque qu’elles ont laissée sur son nez. « Vos dirigeants dénoncent la guerre, mais en même temps refusent de dénoncer Staline pour avoir conclu un accord avec Hitler. Votre parti ne soutient pas ce que les Nazis représentent mais refuse de dénoncer le traité entre Moscou et Berlin. » Il repositionne ses lunettes sur son nez et croise le regardde Paulette, les yeux remplis d’une froideur glacée. « Peut-être que nous devons cesser de nous soucier de la façon de sauver votre précieux parti communiste et être plus disposés à l’idée de garder la France hors des mains des nazis. Le paradoxe du mouvement communiste en France est sa capacité à fusionner l’attachement à la nation française avec une loyauté fervente à l’Union soviétique et aux pratiques staliniennes. »

Tristen commence à dire autre chose, mais Georges agite la main. Il a atteint sa limite d’endurance. « Assez parlé de ce qu’on sait déjà. Oui, nos publications ont été interdites —interdites mais pas réduites au silence. Le Parti a été interdit, nos dirigeants se sont cachés, quittant le pays pour éviter d’être arrêtés pour avoir dénoncé les efforts de guerre. Il y a des murmures et des rumeurs selon lesquelles Maurice Thorez verrait sa citoyenneté révoquée et serait enrôlé dans l’armée. Mais les membres de notre parti n’ont pas perdu leur passion pour la cause. Même si la colère de notre tempête doit, pendant un certain temps, être reléguée à l’arrière-plan de nos pensées, nous ne ferons pas les morts. » Georges secoue  la tête puis se tourne vers Tristen. « Il a raison. Le mouvement parle avec trop de voix. Il n’y a pas lieu de débattre des raisons, quelle qu’en soit la cause, mais c’est quand même désastreux pour nous. Lorsque Thorez contribua à la formation du Front populaire, l’extrême gauche française était en déroute ; certains accusèrent même les trotskystes français d’être de petits bourgeois conformistes, sociaux-démocrates - et non communistes. Thorez avait la vision d’une alliance entre tous les mouvements de gauche : communistes, socialistes, radicaux; il espérait que nous pourrions nous unir dans nos objectifs communs. Et c’était mon espoir lorsque j’ai dirigé le comité antifasciste de Saint-Just-en-Chaussée à l’époque de la coalition. Mais dans un dernier élan d’esprit amer, le Front populaire s’est effondré il y a un an en raison de trop de désaccords internes. Nous n’avons pas pu trouver de terrain d’entente. Chaque faction avait une opinion qu’elle n’était pas prête à écarter pour le bien commun... ne tombons pas de nouveau dans ce piège.

Paulette semble vouloir sauter sur ses pieds. « Mais, » lance-t-elle, « le compromis — ce n’est rien de plus que céder — pied par pied. Vous le savez sûrement. L’énormité de la lutte entre l’entreprise et le travail — les agriculteurs et les commerçants luttant contre l’assujettissement du commerce et de la finance —, ce ne sont pas des questions de parti et de patriotisme, ce sont les réalités de la vie des gens. Quoi que l’on dise, cela signifie beaucoup pour de nombreuses personnes. C’est la mort de leur espoir si nous cédons d’un pouce. »

Jean écarte sa tasse vide et cherche une cigarette. « Non, Paulette, c’est la fin si nous ne le faisons pas. Vous avez raison; il y a beaucoup d’enjeux et il pourrait être judicieux de faire quelques concessions. Ne réalisez-vous pas que ceux qui s’opposent à votre point de vue sont tout aussi convaincus de leurs opinions que les vôtres ? » Jean s’assoit un instant sans prendre la parole, ce qui lui donne le temps de traiter ses commentaires. « Georges nous rappelle simplement ce qui s’est passé — les conséquences d’être inflexible. Où cela va-t-il finir? Un côté ou l’autre doit céder. »

Paulette tapote la table avec ses doigts tout le temps qu’il parle.

Les traits fatigués du visage de Georges qui s’était détendu un peu autour du café et des cigarettes, se durcissent à nouveau. Il voit que toute autre discussion sur cette question s’enlisera dans la rancune d’une impasse philosophique. Il doit réorienter la conversation ou perdre son auditoire. Il se tourne vers Paulette avec de la sympathie dans les yeux. « Parfois, tu dois attendre le bon moment pour te battre pour des choses qui comptent dans ce monde. »

« Ce qui signifie... moi? »

« Oui, c’est-à-dire toi.» Il lui tendit la main. « Ce fut un combat pour nous deux et je n’abandonne pas notre cause. Je sais ce qui nous attend. »

Elle essaie de sourire, mais sans grand succès et regarde ailleurs, vers la fenêtre.

Son visage reste grave et figé. « Paulette, nous ne mettons pas de côté nos passions, nous plaçons simplement notre attention ailleurs, temporairement. Hitler est un problème plus récent et plus urgent que le capitalisme. » Ses yeux suivent son regard. « Tu vois ces moineaux là-bas ramasser une miette ici et une autre là? C’est comme ça. Ils n’ont qu’à ramasser ce qu’ils peuvent, et ils finissent par être satisfaits. »

« Tu ne te bats pas équitablement », lui a-t-elle souri et il lui a serré la main.

Chapitre 12

Le Lapin Blanc

Royan, France, mai 1940

Le sergent fronce les sourcils et retire sa clé. "Hé, mon garçon! Viens ici et regarde ce moteur, tu veux ? Elle ne fonctionne pas bien, mais je ne comprends pas ce qu’il a. »

Julian rampe sous le chasseur Morane-Saulnier, frotte ses mains graisseuses sur sa combinaison barbouillée et place son oreille contre l’avion pour écouter la vibration  irrégulière du moteur. Son regard clair est comme celui d’un médecin qui compte les pulsations avec un stéthoscope. Il prend la clé, ajuste une vis, serre un écrou... le moteur rugit de façon saccadée ; il fonctionne bien maintenant. Il rend la clé au sergent, se glisse sur le tapis sale qui le sépare du tarmac et disparaît de nouveau sous l’avion.

Cela fait presque six mois qu’il a obtenu son deuxième galon, devenant caporal à l’âge de dix-neuf ans. C’est sa cinquième semaine à l’école auxiliaire de mécanique de Royan Champlain. Lorsque tout le monde parlait de la guerre, il a présenté sa demande de transfert pour une formation de pilote. La Grande-Bretagne et la France ont ensuite déclaré la guerre à l’Allemagne en septembre ; sa licence de pilote civil aurait certainement une influence positive pour sa demande. Mais au lieu de cela, il se retrouva, à son grand étonnement, à Royan, dans une équipe de jeunes hommes à la face crasseuse et en salopette.

Il s’ennuie plutôt, bien qu’il ne le sache pas. De cet ennui, il s’inquiète. Il est vrai que la chose qui fascine le plus son esprit aimant la mécanique est un moteur; il peut le bricoler joyeusement pendant des heures, mais il a quelque chose de plus que du talent pour la mécanique. Il est plein de détermination, d’ambition et d’une grande fierté.

Pendant huit mois, à compter de la déclaration de guerre du 3 septembre 1939, les jours se sont lentement écoulés. Julien a fait son travail avec un triste détachement qui est devenu son attitude envers la vie en général.

The Phoney War— La Drôle de Guerre—Sitzkrieg.

Ce fut une guerre d’articles de journaux et de propagande. La Grande-Bretagne a lancé des tracts sur les villes allemandes à la place des bombes. Le message était de nous observer — nous avons tout à fait le potentiel pour vous dévaster. Le message reçu par l’Allemagne — ce sont les barrières anti-aériennes qu’il faut améliorer.

La Grande-Bretagne a envoyé des troupes en France, tandis que les troupes allemandes, britanniques et françaises se faisaient face sur la ligne Maginot mais peu de choses se sont passées. Mais, tout comme l’Europe devint complaisante face à une guerre confuse et évasive... l’Allemagne a envahi la Norvège et le Danemark ... la situation a tourné au chaos.

***

« Le major va vous recevoir maintenant. » Le commis du major Michel Duval est un sergent en lunettes d’âge moyen et d’allure confiante. Duval a appelé Julian dans son bureau, mais il n’exprime aucun ressentiment alors qu’il attend au dehors. Cette expérience n’est pas nouvelle pour le caporal Leblanc. C’est une compétence qu’il a perfectionnée au cours de l’année depuis qu’il a rejoint l’Armée de l’Air.

Pendant qu’il attend, il a une nette idée de l’homme invisible dont la voix est étouffée par la porte mince tandis qu’il parle au téléphone dans son bureau. C’’est une caractéristique de Duval, sa personnalité vous touche avant que vous n’entriez en réel contact avec lui. Julian avait entendu parler de lui bien avant cette rencontre. Il est le génie de la lampe. Lorsque Julian a présenté sa demande de réaffectation à son sergent, on lui a répondu : « Vous devrez voir le major à ce sujet. »

Il était onze heures quand Julian entra dans l’antichambre du bureau. L’atmosphère même de la salle était chargée électriquement de la haute tension de l’homme dans son bureau.

La voix grave et puissante se fait entendre à l’intérieur. Duval est le genre d’homme qui parle toujours à Paris quand il est à Royan, et à Royan quand il est à Paris.

Il est une heure et demie lorsque le sergent-chef annonce : « Le major va vous recevoir maintenant. »

Julian est conscient d’un petit fourmillement de ses nerfs. Il passe la porte ouverte.

Le major n’est pas en train d’écrire à son bureau lorsque Julian arrive. Il ne téléphone pas. Il ne fait rien d’autre que de se tenir derrière son bureau, attendant Julian. Le major Duval a l’habitude d’accorder toute son attention à la tâche à accomplir. Ses yeux croisent ceux de Julian tandis que ce dernier lève la main pour le saluer. Le major lui retourne le salut. Obéissant au geste de Duval, Julian s’assoit dans une chaise en face de lui.

Le major Duval se rassoit sur sa chaise. Un homme grand, aux épaules carrées et un nez ciselé. Un homme de quarante ans, peut-être.

Il porte des lunettes à monture percée en or. Elles donnent une certaine humanité à son visage qui autrement aurait été trop robuste, trop fort. Il parle en premier. « Vous êtes plus jeune que je ne le pensais. »

« Mais vieux à l’intérieur, major »

Il se penche en avant, croise les bras sur son bureau. « Vous êtes élève-mécanicien, caporal? »

« Oui, major »

« ... et vous voulez être pilote. »

« Oui, major »

Michel Duval sourit pour la première fois. « Alors c’est dommage,  vous êtes un si bon mécanicien. »

« Je ne suis pas si bon, major »

« C’est une chose qu’on ne peut pas contester, fiston. » Il s’arrête un instant. « Pensez-vous que cette opportunité de venir à Royan pour une formation avancée n’est qu’une chance? »

« Oui, major... je veux dire non, major. Je ne sais pas, major. »

« Ce n’était pas le cas. Vous avez été soigneusement choisi par moi, et je n’espère pas découvrir que j’ai commis une erreur. » Julian attend que l’officier continue. « Je connais votre histoire, votre formation. Vous êtes jeune, ambitieux, expérimenté et imaginatif. Il n’y a pas de temps à perdre avec ces compétences. Tout dépend de la clairvoyance de votre vision mentale. »

Duval s’arrête pour allumer une cigarette et déplace son corps sur sa chaise. « C’est comme ça, la France a plus d’un millier d’avions prêts au combat. Alors combien de pilotes pensez-vous qu’il nous faut pour piloter ces avions? »

« Major, je ne sais pas, major. Je dirais mille? »

« La France s’est préparée à combattre de la même façon que nous l’avons fait pendant la Grande Guerre... nous avons gagné. Donc, nous nous débrouillons avec nos vieux avions. Mais la technologie de la guerre a changé. Cette fois-ci, nous combattons une autre Allemagne... nous combattons la Luftwaffe. La ligne Maginot nous protégera des Panzer allemands, mais pas des Heinkels et des Messerschmitts. La valeur de l’Armée de l’air dépend du maintien en service des avions prêts au combat et de la mise en service d’un plus grand nombre d’avions. Les mitrailleuses doivent être calibrées et des viseurs de bombardement installés. »

Julian voit l’inutilité de discuter de cette question. Il peut presque entendre cet esprit fonctionner, les pistons se déplacer de haut en bas.

« Selon vous, de quoi avons-nous besoin pour que cela se produise, caporal Leblanc? »

« De bons mécaniciens, major. »

« Et de combien de mécaniciens avons-nous besoin selon vous? »

« Beaucoup, major »

« Alors, où avez-vous le plus de valeur pour la France, caporal? »

« En tant que mécanicien, major » Julian essaie de ne pas montrer sa déception.

« Bien! Serait-il judicieux de ma part de renoncer à l’un des meilleurs mécaniciens que j’ai et d’en faire une cible dans le collimateur d’un pilote de Heinkle? » Il regarde Julian froidement. « Pas besoin de répondre à cela. » Il arrête. « Ou peut-être que vous devriez, après tout. J’oublie à quel point vous êtes jeune. »

Il écrase sa cigarette dans un cendrier rempli d’un petit tas de mégots de cigarettes jaunes. « Écoutez, caporal, je ne vais pas faire de promesses. La France essaie d’acheter des avions de haute performance aux États-Unis. Évidemment, plus d’avions nécessiteront davantage de pilotes. Les nouveaux avions auront besoin de moins de mécaniciens. Cela semble assez simple — dans un mois, six mois ou un an... Ou jamais. » Son ton est aimable, mais nullement plein d’espoir.

Michel Duval se lève. « Courage. Si la guerre dure assez longtemps, vous aurez peut-être la chance d’être une cible après tout. »

Julian se tient debout, son regard vers la porte. Mais maintenant, il se tourne vers l’officier. « Major, merci, major » Il le salue vivement.

Le major retourne le salut et hoche la tête agréablement. Le caporal quitte la pièce.

***

Sa conversation de Julien avec Duval lui revint quelques jours plus tard. L’horreur, le choc et la peur sont apparus en moins d’une semaine lorsque, à la surprise générale, les Allemands déferlèrent sur la Hollande et la Belgique. Puis contournant la ligne Maginot, Hitler envoya ses chars à travers la Belgique et entra dans la forêt des Ardennes à la frontière française.

…comme si tout avait été complètement transporté d’un état à l’autre, affectant également tous les sens; n’étant plus ce qu’elle était auparavant, la Drôle de guerre prit officiellement fin le 10 mai 1940 lorsque ces blindés sont entrés en France.

Chapter 13

Le Tailleur

Lille, France 31 mai 1940

Une image du chaos qu’ils avaient laissé derrière eux à Lille lui revient en mémoire. La scène lui revient follement dans son esprit épris d’ordre, son besoin d’avoir toutes les pièces en place, le manque de structure a toujours dérangé Bruno. Chaque bataille perdue rapproche les Allemands des portes de Paris.

Depuis le 28 mai, Bruno et Emile, ainsi que d’autres soldats de la Première Armée française à Lille, combattent quatre divisions d’infanterie allemandes et trois divisions de panzer. C’est un combat inégal et le mieux qu’ils puissent espérer est un retard de quelques jours. Mais c’est la mission, n’est-ce pas? ... retarder la bataille, empêcher les Allemands d’atteindre Dunkerque pour permettre aux autres troupes alliées de se replier vers le port pour une évacuation en toute sécurité vers l’Angleterre. Chaque division qu’ils pourraient repousser serait une division de moins qui harcèlerait les forces expéditionnaires britanniques se dirigeant vers la côte.

L’armée française a combattu de maison en maison dans la banlieue de Lille. Au fil des jours, ils manquèrent de nourriture, d’essence et de munitions.

Enfin, de nouveaux ordres sont arrivés — se diriger de leur position vers la plage de Dunkerque pour être évacué. Ils ont été prévenus que les routes principales étaient dans un chaos total, engorgées par des réfugiés de Belgique, du Nord et du Pas de Calais, criblées de cratères de bombes et de barrages routiers. Mais la retraite se ferait chacun pour soi. On ne leur a donné aucun plan pour une retraite ordonnée.

Visière abaissée, Bruno, assis sur le siège en cuir du poste de commandement, ferme les yeux et somnole au rythme du claquement des chenilles tandis que les chars se déplacent le long de la route. Il fait confiance à Emile, compte sur ses forces et ne fait aucun effort pour interférer dans ses décisions de pilote. Alors qu’ils approchent de la périphérie terne de Lille, Emile place leur char en formation. Quatre chars à leur droite — vingt mètres entre chaque véhicule; quatre autres suivent à l’arrière sur une route étroite qui traverse une montagne de gravats, de trottoir en trottoir, passant devant des camions, des chars abandonnés et des mules mortes ou mourantes dans des champs de fleurs fraîches.

Bruno ne dort que quelques minutes avec de l’inquiétude et de l’impatience ; des minutes brouillées de rêves insaisissables ne laissant qu’une impression abstraite sur ses sens à demi éveillés.

D’un angle en hauteur d’un bâtiment, une fenêtre s’ouvre et une voix – presque indiscernable au-dessus du grondement des chars – crie « Boche! » La voix, pertinente, le redresse instantanément.

« Boche ! »

Il soulève sa visière.

Un flot de soldats allemands traverse en courant les prés à l’extrémité du village.

Les chars français ouvrent le feu, tirant de leurs mitrailleuses, surpassant les Allemands.

Ce ne sont probablement pas les derniers Allemands qu’ils rencontreraient sur la route de Lille à Dunkerque. Les Allemands errent tout autour.

Peu à peu, les chars se dirigent vers le nord en passant par de petits villages, pour la plupart inoccupés et en grande partie détruits. Quelques bâtiments bordent les rues ici et là et des tas de briques, de plâtre et de vitres brisées se trouvent maintenant là où se trouvaient autrefois des boulangeries, des fermes et des moulins.

Juste après l’un de ces villages, ils tombent sur un peloton de chars français à court d’essence. Ils ont rejoint les quelques Tommies restants et ramassé des armes britanniques et allemandes abandonnées. Ils semblent prêts à monter une défense sacrificielle, prêts à combattre jusqu’au bout. Bruno réfléchit à ce que les heures à venir réserveront à ces enfants — car c’est ce qu’ils sont : juste des garçons, pas du tout des soldats. Savent-ils que leur mort est certaine? Il espère seulement que leur vie ne sera pas perdue. Il pense à son propre père, âgé de trente-trois ans quand il est mort inutilement en se battant pour les Allemands à Verdun.

Un peu plus âgé que les autres Bruno n’est pas indûment gêné sur la possibilité de sa propre mort; il l’avait frôlé une première fois lorsqu’une balle avait sifflé juste au-dessus de sa tête. Oui, le secret est de savoir comment vivre jusqu’à ce que vous ayez fini de vivre. Il a toujours été d’un pessimisme déterminé.

Tournant son regard, il sourit en observant les jeunes soldats trinquer avec des bouteilles de vin et s’arrêter pour se féliciter les uns les autres avec des rires vigoureux après chaque bon tir.

Parfois, il est difficile de faire la différence entre le courage et la stupidité.

§

Les neuf chars progressent vers Armentières. Il y a très peu de choses à faire jusqu’à ce qu’ils arrivent près d’une rivière juste  en dehors de Lille. Passé les eaux peu profondes, de l’autre côté de la route se trouve un blocus allemand bien défendu.

Debout, Bruno alimente en munitions la mitrailleuse. Son char n’est pas équipé de radios, aucun moyen de communiquer avec les autres. Bruno et Emile sont déterminés à passer.

Ils avancent régulièrement jusqu’à quelques mètres du barrage, Bruno gardant un œil sur les Allemands à travers sa meurtrière. L’ennemi a un regard menaçant derrière ses canons antichars.

« Continue », crie Bruno à Emile. « Continue! »

Emile vire à gauche et propulse le moteur à pleine vitesse. L’engin gronde sous lui et le char avance à 27 kilomètres à l’heure. Des éclairs éclatent lorsque les artilleurs ennemis ouvrent le feu. Les éclats retentissent et grésillent dans une pluie d’étincelles contre le Hotchkiss blindé et rebondissent sur le sol.

Bruno sait que ses mitrailleuses archaïques auront peu d’effet sur l’artillerie nazie. Son seul espoir est de manœuvrer son arme pour empêcher les artilleurs ennemis de frapper leur cible. Tandis qu’il charge, vise et tire, il ne regarde pas plus loin que l’objectif qui exige un examen minutieux.

Une autre série de tirs d’artillerie passe à toute vitesse.

Sa mitrailleuse remplit le poste de fumée et d’étincelles, crachant des douilles qui claquent sur le métal. Les éclats d’un canon déchiqueté balaient le sol, soufflant de la poussière et du sable sur le visage des Allemands.

Le Hotchkiss fait une embardée. Les douilles continuent de jaillir de la mitrailleuse Reibel, se répandant sur le sol, passant si près du visage de Bruno qu’il peut en sentir la chaleur. Sa vision se trouble ; ses yeux piquent; une vague étouffante de fumée  emplit ses poumons. Les douilles roulent d’avant en arrière sous ses pieds.

Ils empruntent une route au-delà des champs et montent au sommet d’une crête. La poussière et la fumée commencent à se dissiper. Le bruit des coups de feu s’estompe au loin.

Bruno scrute le terrain. Rien que des arbres en pleine croissance. Il monte par l’écoutille arrière—l’air frais souffle sur son visage. Le tir d’artillerie se meurt. Il  inspecte la zone. Toute leur unité a disparu comme dans les airs. Bruno n’a aucun moyen de savoir ce qui s’est passé. Il sait seulement que lui et Emile sont seuls. Tout ce qu’ils peuvent faire est de continuer sur la route principale dans l’espoir de trouver trace de quelqu’un qu’ils connaissent. Progressant en solitaire, ils seraient une cible facile.
§

Au bord d’une forêt, ils arrivent sur une route étroite et bondée remplie de chars, de camions Bedford,  d’attelages d’artillerie tirés par des chevaux et de sections de toutes sortes en déroute, marchant en colonne irrégulière. Sans parler, sans chanter, se déplaçant le dos plié avec leur lourd équipement couvert de boue. Ici et là, un soldat séparé de son unité, erre en solitaire.

Les troupes françaises et les Tommies marchent côte à côte. La plupart d’entre eux trébuchent, trop fatigués pour regarder de côté ; leurs visages sont rougis par le vent et le soleil, montrant l’épuisement et la résignation. Certains ont des bandages blancs et salis autour de la tête, sur le visage ou sur les bras. Malgré tout, ils semblaient s’attendre à un plus grand choc et étaient prêts à l’encaisser. Le grattage d’une allumette ici et là montre que quelques-uns étaient assez chanceux pour avoir encore des cigarettes.  

L’air est vif mais se réchauffe rapidement. Bruno, les manches déjà retroussées, détache son casque en étain et essuie son large front. Il ouvre la trappe du canonnier et monte sur la tourelle arrière, laissant le haut de son corps exposé à l’ennemi. Il saisit son fusil entre les jambes.

Une cigarette vacillant au coin de sa bouche, Bruno demande à un Tommy : « Est-ce la route de Dunkerque? »

Le Tommy acquiesce. « Voyez la fumée dans le ciel... c’est Dunkerque. Dunkerque est en train de brûler. »
 
Alors, Emile se met lentement en route, face àl’ombre bleue-noire qui s’élève des raffineries de pétrole en feu.

Huit cents mètres plus loin sur la route, derrière la clôture en bois d’un pâturage vert, ils passent un verger de pommes merveilleusement couvert de fleurs blanches, roses et rouges dans le soleil chaud. Bruno se remémore instantanément le souvenir de la cuisine emplie de vapeur de sa maman, délicieusement parfumée et épicée des fruits de cuisson. Dans ses narines, il y a ce parfum au lieu de l’odeur de caoutchouc brûlant qui imprègne l’air.

Un vol d’hirondelles passe soudain en série au-dessus de sa tête. Comme ses yeux les suivent, elles semblent se mélanger de manière dissonante, presque impossible à distinguer de la couleur pourpre et terne de la fumée meurtrissant le ciel bleu.

Dans la longue histoire de la discordance entre l’homme et la nature, cette dernière détruit pour recréer, mais l’homme semble détruire pour le plaisir de détruire. La destruction, c’est la vérité maintenant. De la destruction partout. Dans une étrange moquerie de la tentative de l’homme de détruire, la nature dit que nous vous accueillons; le monde semble dire; nous acceptons; nous recréons la beauté. Sur la terre, l’esprit de la vie doit continuer.

Sa cigarette lui brûle les doigts. Il la laisse tomber au sol parmi les douilles, l’écrasant légèrement avec la pointe de sa botte. Il penche la tête en arrière et envoie la dernière bouffée de fumée en un long et mince filet et commence à composer une lettre à sa maman dans sa tête. Peut-être que cette fois-ci, il aura l’occasion de mettre ses pensées sur papier... en disant à maman de ne pas s’inquiéter... elle le serait de toute façon.

Le convoi avance au ralenti. Il regarde le reste de la colonne. Un flux lent de réfugiés  rompt la file d’attente à un carrefour.

Il fouille dans la poche de sa chemise pour une autre cigarette, sort un paquet en papier kraft de Troupes, des cigarettes offertes gratuitement par l’armée française, pour remonter le moral. Bruno rit en lui-même. Si elle voulait lui remonter le moral, elle lui donnerait un paquet de Gauloises, comme il a envie.

Il observe le flot sans fin des civils à travers le rideau brumeux de la fumée de sa cigarette tandis qu’ils traversent les routes avec les unités britanniques et françaises. Des réfugiés hébétés pullulent parmi les troupes inquiètes se dirigeant vers Dunkerque. Les civils savent que les Allemands arrivent et que les Alliés battent en retraite. Certains étaient venus dans la ville fortifiée de Lille, espérant trouver une protection contre les bombes. Beaucoup étaient convaincus que l’armée française arrêterait de nouveau les Allemands comme elle l’avait fait au cours de la dernière guerre... La guerre pour mettre fin à la guerre. Il ne peut s’empêcher de se demander ce qu’il adviendra à ceux qui restaient dans leurs maisons jusqu’à ce que les bombardements les détruisent; où iront-ils quand ils découvriront que l’armée française ne va pas les sauvera pas cette fois ?

Un Bruno silencieux continue de regarder le flux du trafic. La plupart arrivant au carrefour continuent vers le sud pour chercher refuge à Paris ou en famille. D’autres, des vieillards, quelques jeunes, des femmes de tous âges, s’écoulent dans la file avec les camions, les chars et les fantassins se déplaçant lentement vers le nord en direction de Dunkerque. Tous, regardant devant eux avec une sorte de vide désespéré.

Ici et là, des familles entières se déplacent sur la route avec leurs biens les plus précieux, des meubles empilés sur des chariots de toutes sortes, certains tirés par les parents et poussés par des enfants effrayés, ou dans des voitures privées couvertes de matelas attachés au toit en cas d’attaque aérienne. De grosses paysannes en jupes foncées se trainent avec des sabots de bois, d’énormes paquets sur le dos ; et des ménagères d’âge moyen, certaines dans leur meilleur vêtement du dimanche, d’autres encore portant leur tablier, avec leurs affaires enveloppées dans des draps, se frayant un chemin entre les bicyclettes et les chariots de ferme tirés par des chevaux, les chiens et les vaches attachées tandis que des tirs d’artillerie retentissent, ternes et lourds au nord.

Un groupe s’écarte pour laisser passer un camion français propulsé par un gazogène alimenté avec du bois ou tout ce qui est possible de brûler. Malgré le bruit du moteur, Bruno peut entendre des tirs de mitrailleuses.

Le convoi se fraye un chemin à travers les embouteillages sans espoir obstruées par le flux continu des réfugiés. Il s’engage dans un bruit de ferraille, cahote, passant devant des voitures laissées dans l’herbe — probablement à court de carburan, devant des camions dans un fossé, des chevaux épuisés, morts ou mourants, de délicats coquelicots dans les champs et dans les fossés le long de la route.

Devant, sur une légère élévation, au-delà d’une rangée de peupliers se trouve les ruines d’un petit village. Un endroit pauvre. Un petit village paisible et assez beau, autrefois. Maintenant calme et vide, sa seule rue déserte et en ruines.

Puis, du silence sinistre apparait soudain le vrombissement des avions qui approchent et le long et lugubre hurlement d’une trompette de Jéricho suivi de cris, « Luftwaffe! A couvert ! Stuka, Stuka! »

Bruno entend les sirènes hurler distinctement quelques secondes avant que les ailes en w des bombardiers en piqué apparaissent dans une  ouverture des arbres; les avions s’approchant en formation compacte.

Tous abandonnent leurs chariots et leurs charrettes dans la panique et la dispersion, se précipitant dans les champs, sautant sous des camions et se blottissant dans des fossés.

Les soldats se jettent à plat sur le sol.

Les bombardiers allemands piquent vers le sol en mitraillant tour à tour la route remplie de réfugiés.

Les balles claquent — frappent violemment la terre. Des éclats d’obus et des débris pleuvent.

Bruno jette sa cigarette, attrape son fusil et se glisse dans la tourelle de protection ouverte du poste de commandement. Il s’accroupit derrière sa mitrailleuse, les pieds glissant sur les douilles recouvrant le sol et ouvre le feu sur les avions nazis.

Il tape sur l’épaule d’Emile et lui fait signe de tourner la tourelle vers la droite. Ils savent tous les deux que les Stuka ont un blindage implacable pour traverser la riposte des canons antiaériens. Mais cela ne les empêche pas de tirer à la mitrailleuse sur les avions allemands.

À l’intérieur du char, de la fumée flotte dans l’air, les oreilles de Bruno vibrent, ses yeux brûlent, et les parois sont parsemées de taches brûlées brunes  dues à la chaleur générée par les obus frappant à l’extérieur. Mais le blindage du char ne cède pas.

Il semble que les pilotes de la Luftwaffe jouent avec les réfugiés, créent le chaos, utilisent des tactiques d’intimidation — une guerre psychologique comme les horribles sirènes à hélice montés sous leurs ailes, s’amusant à les effrayer avant de faucher les paysans trop lents pour se mettre à couvert. Aucune cible ne semble trop insignifiante.

Bruno crie en allemand. « Gott strafe England! Nein! Gott strafe Deutschland! » Il lève le poing et l’agite. « Die Strafe? Vous venez nous punir... nous vous punirons. »

Tout aussi abruptement qu’il a commencé, le feu de mitrailleuse se termine. Le hurlement constant s’arrête. L’air devient silencieux.

Bruno attend.

Puis, à peine avant qu’un avertissement puisse être lancé, les cris remplissent à nouveau l’air. Les avions sont de retour pour un deuxième assaut ; labourant la route avant de disparaître dans un nuage de fumée et de poussière.

De nouveau le silence, il sait qu’ils ne reviendront pas une troisième fois. Probablement à court de carburant, ils s’étaient bien amusés.

Les soldats se remettent sur pieds.

Les civils commencent à sortir de leurs cachettes.

Bruno se dépoussière et sort à l’air libre.

Le flot recommence à se mettre en marche. Il reprend son trajet jusqu’à ce que tout se répète quelques kilomètres plus loin.